Voici ce que dit l’acteur britannique Benedict Cumberbatch à propos du physicien Stephen Hawking, qu’il a incarné dans un film diffusé par la BBC : « C’est un petit homme avec un cerveau incroyable dans un corps fragile, qui conçoit des idées gigantesques » (He’s a small person with an incredible brain in a fragile body, thinking huge thoughts). On ne peut mieux exprimer la perception que la plupart des gens ont d’Hawking. C’est exactement l’image que presque tout le monde a de lui, image qui explique la fascination dont il est l’objet, le mythe qui s’est rapidement construit autour de lui et la légende qui l’entoure.
Stephen Hawking est à l’évidence un très grand physicien. Sa contribution à l’astrophysique et à la cosmologie est incontestable, sous la forme de l’application du modèle des « singularités » du mathématicien Roger Penrose à l’explication, d’une part des caractéristiques des « trous noirs » (dernier stade d’évolution de certaines étoiles devenant sous l’effet de leur « effondrement gravitationnel » des objets si denses que la lumière elle-même ne peut s’en échapper) ; d’autre part du comportement de l’univers dans sa totalité au moment de sa naissance sous l’effet du « big bang », en conformité avec la théorie la plus acceptée aujourd’hui à ce sujet, qu’on appelle le « modèle standard ».
Ce sont des travaux d’une réelle qualité, largement reconnue par la communauté scientifique, dont on a pertinemment fait remarquer qu’ils lui auraient assurément valu le Prix Nobel s’ils n’étaient pas si spéculatifs et théoriques, parce que l’académie suédoise des sciences ne récompense que des découvertes appuyées sur des expériences répétables, des données vérifiables et des preuves par l’observation. C’est loin d’être le cas pour ce qu’il dit des trous noirs, dont la science a récemment seulement commencé à considérer l’existence comme certaine, a fortiori de ses idées sur le commencement de l’univers.
Mais si Hawking est devenu l’icône qu’il est devenu, une des figures (peut-être la figure) scientifique contemporaine la plus connue de l’homme de la rue, la plus familière après celle d’Einstein, ce n’est pas essentiellement du fait de la valeur de ces réalisations scientifiques. L’explication réside dans deux éléments liés, et dans le fait même de leur liaison, très bien reflété dans la déclaration de Benedict Cumberbatch : le contraste entre ce corps détruit par la maladie (la sclérose latérale amyotrophique ou « maladie de Lou Gherig », du nom d’un célèbre joueur de baseball américain qui en était affligé et en est mort) et la signification littéralement « cosmique » de ses réflexions sur l’univers et le commencement du temps, sujet électif de l’intérêt du public, du fait notamment de ses connotations et de ses implications religieuses.
Contrairement à certains physiciens, plus précisément ces physiciens âgés qui tombent à la fin de leur vie dans une espèce de mysticisme (Raymond Ruyer en est le meilleur exemple), à l’opposé, plus particulièrement, de ces astrophysiciens et cosmologistes qui finissent par apercevoir Dieu au bout de leurs télescopes ou derrière leurs équations, Hawking, sans être athée militant comme l’idole de sa jeunesse Bertrand Russell, est un agnostique déclaré.
Et de savoir qu’ils pouvaient y découvrir l’exposé de son point de vue sur la question n’est pas la moindre raison ayant poussé quelque dix millions de personnes à acheter son fameux ouvrage A Brief History of Time (Une brève histoire du temps). Pour le refermer à peine ouvert, d’ailleurs, du fait du caractère assez technique et de la difficulté réelle de certains passages de ce livre, entré au Guinness Book of World Records comme l’ouvrage de vulgarisation le plus vendu au monde de tous les temps, mais dont a dit aussi qu’il était l’ouvrage « the most widely unread in the history of literature ».
« Un esprit de génie dans un corps entravé » a-t-on dit de Blaise Pascal, mort à trente-neuf ans après avoir laissé au monde plus d’idées mathématiques et physiques que plusieurs générations entières de scientifiques ordinaires, et quelques phrases entrées dans l’histoire sur l’homme, Dieu et le monde le tragique de l’existence et « le silence éternel des espaces infinis». C’est une formule qui explique parfaitement la popularité de Hawking, liée à une image qu’il s’est d’ailleurs soigneusement employée à construire, répandre et exploiter. Homme de son temps, Hawking sait en effet parfaitement qu’aujourd’hui exister, c’est être connu. Dans la construction de son propre mythe, il est notoire qu’il a joué lui-même un rôle très actif, comme le reconnaissent et n’ont pas cherché à le dissimuler les deux co-auteurs de la meilleure biographie qui lui ait été consacrée, John Gribbin et Michael White. Et de ce goût prononcé d’Hawking pour la publicité, quelle meilleur preuve que d’avoir accepté de voir tourner, de son vivant et avec sa collaboration, un film sur l’histoire de sa jeunesse ?
Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de rencontrer deux personnes liées à l’histoire de Stephen Hawking, toutes deux cosmologistes. La première est Sir Martin Rees. Figure très connue du monde scientifique britannique, mais aussi auteur d’une série de livres de vulgarisation bien faits et très élégamment écrits, Rees est aussi un des acteurs les plus présents sur la scène de la « Public Understanding of Science » (vulgarisation scientifique) en Grande-Bretagne.
C’est dans ce contexte que j’ai eu l’occasion de le rencontrer brièvement, à l’époque où je m’occupais de ces questions. Très mince, avec un visage en lame de couteau au nez puissant et busqué d’Indien sioux, il m’avait laissé l’impression d’un homme intelligent, raisonnable et charmant, attentif et sachant écouter, et plutôt simple et modeste comparé aux autres personnalités de ce type et de ce niveau, souvent insupportables de prétention. Martin Rees, qui travaillait sur les mêmes sujets qu’Hawking, a été son collègue.
La seconde personne est Sir Hermann Bondi. Moins sympathique que Rees, il était en un sens plus intéressant, parce que plus compliqué. Juif autrichien d’origine, comme une bonne partie des physiciens des cinquante dernières années, il est le co-auteur, avec l’anglais Fred Hoyle, d’un modèle dit « stationnaire » de l’univers, alternatif au modèle d’univers en expansion qui est la conséquence logique de la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein, ainsi qu’Einstein, au départ hostile à cette idée, a finalement été contraint de le reconnaître lui-même.
Durant un certain temps, ces deux modèles ont été en concurrence. Les éléments de preuve en faveur du deuxième s’accumulant, l’idée d’un univers stationnaire est aujourd’hui à peu près abandonnée. Mais Fred Hoyle - par ailleurs connu comme l’auteur d’un roman de science-fiction, The Black Cloud (Le nuage noir), qui décrit les méfaits d’une entité cosmique intelligente se présentant sous la forme d’un immense nuage obscur - n’en a jamais démordu.
Un homme brillant, raffiné et poli jusqu’à l’obséquiosité, cérémonieux mais aussi très distant et hautain, Bondi s’exprimait de manière très étrange, dans un anglais impeccable mais où se laissait entendre une trace d’accent autrichien, avec une diction lente d’acteur shakespearien absolument étonnante.
Comme Hawking, Penrose, et avant eux Bertrand Russell, Ludwig Wittgenstein et beaucoup d’autres, Martin Rees et Hermann Bondi ont tous deux travaillé à Cambridge. Cambridge, dont Gribbin et White disent assez justement, je crois, qu’elle seule, dans le fameux couple qu’elle forme avec Oxford, mérite le nom d’« University Town », parce que la ville, un peu comme Louvain, s’est littéralement développée à partir de l’Université et existe largement par elle et grâce à elle, quand on trouve à Oxford une activité économique et industrielle importante.
Cambridge, dont le film sur la vie de Stephen Hawking réussissait assez bien à rendre l’atmosphère particulière, en faisant passer un peu du charme et de la magie de ses arcades, de ses cours et de ses clochers, si bien évoquée dans les quelques beaux paragraphes d’Au-dessous du volcan où Malcom Lowry décrit l’état d’esprit du jeune frère du Consul lorsqu’il se souvient du temps qu’il a passé là-bas, avant de s’embarquer sur un navire marchand.
Stephen Hawking est à l’évidence un très grand physicien. Sa contribution à l’astrophysique et à la cosmologie est incontestable, sous la forme de l’application du modèle des « singularités » du mathématicien Roger Penrose à l’explication, d’une part des caractéristiques des « trous noirs » (dernier stade d’évolution de certaines étoiles devenant sous l’effet de leur « effondrement gravitationnel » des objets si denses que la lumière elle-même ne peut s’en échapper) ; d’autre part du comportement de l’univers dans sa totalité au moment de sa naissance sous l’effet du « big bang », en conformité avec la théorie la plus acceptée aujourd’hui à ce sujet, qu’on appelle le « modèle standard ».
Ce sont des travaux d’une réelle qualité, largement reconnue par la communauté scientifique, dont on a pertinemment fait remarquer qu’ils lui auraient assurément valu le Prix Nobel s’ils n’étaient pas si spéculatifs et théoriques, parce que l’académie suédoise des sciences ne récompense que des découvertes appuyées sur des expériences répétables, des données vérifiables et des preuves par l’observation. C’est loin d’être le cas pour ce qu’il dit des trous noirs, dont la science a récemment seulement commencé à considérer l’existence comme certaine, a fortiori de ses idées sur le commencement de l’univers.
Mais si Hawking est devenu l’icône qu’il est devenu, une des figures (peut-être la figure) scientifique contemporaine la plus connue de l’homme de la rue, la plus familière après celle d’Einstein, ce n’est pas essentiellement du fait de la valeur de ces réalisations scientifiques. L’explication réside dans deux éléments liés, et dans le fait même de leur liaison, très bien reflété dans la déclaration de Benedict Cumberbatch : le contraste entre ce corps détruit par la maladie (la sclérose latérale amyotrophique ou « maladie de Lou Gherig », du nom d’un célèbre joueur de baseball américain qui en était affligé et en est mort) et la signification littéralement « cosmique » de ses réflexions sur l’univers et le commencement du temps, sujet électif de l’intérêt du public, du fait notamment de ses connotations et de ses implications religieuses.
Contrairement à certains physiciens, plus précisément ces physiciens âgés qui tombent à la fin de leur vie dans une espèce de mysticisme (Raymond Ruyer en est le meilleur exemple), à l’opposé, plus particulièrement, de ces astrophysiciens et cosmologistes qui finissent par apercevoir Dieu au bout de leurs télescopes ou derrière leurs équations, Hawking, sans être athée militant comme l’idole de sa jeunesse Bertrand Russell, est un agnostique déclaré.
Et de savoir qu’ils pouvaient y découvrir l’exposé de son point de vue sur la question n’est pas la moindre raison ayant poussé quelque dix millions de personnes à acheter son fameux ouvrage A Brief History of Time (Une brève histoire du temps). Pour le refermer à peine ouvert, d’ailleurs, du fait du caractère assez technique et de la difficulté réelle de certains passages de ce livre, entré au Guinness Book of World Records comme l’ouvrage de vulgarisation le plus vendu au monde de tous les temps, mais dont a dit aussi qu’il était l’ouvrage « the most widely unread in the history of literature ».
« Un esprit de génie dans un corps entravé » a-t-on dit de Blaise Pascal, mort à trente-neuf ans après avoir laissé au monde plus d’idées mathématiques et physiques que plusieurs générations entières de scientifiques ordinaires, et quelques phrases entrées dans l’histoire sur l’homme, Dieu et le monde le tragique de l’existence et « le silence éternel des espaces infinis». C’est une formule qui explique parfaitement la popularité de Hawking, liée à une image qu’il s’est d’ailleurs soigneusement employée à construire, répandre et exploiter. Homme de son temps, Hawking sait en effet parfaitement qu’aujourd’hui exister, c’est être connu. Dans la construction de son propre mythe, il est notoire qu’il a joué lui-même un rôle très actif, comme le reconnaissent et n’ont pas cherché à le dissimuler les deux co-auteurs de la meilleure biographie qui lui ait été consacrée, John Gribbin et Michael White. Et de ce goût prononcé d’Hawking pour la publicité, quelle meilleur preuve que d’avoir accepté de voir tourner, de son vivant et avec sa collaboration, un film sur l’histoire de sa jeunesse ?
Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de rencontrer deux personnes liées à l’histoire de Stephen Hawking, toutes deux cosmologistes. La première est Sir Martin Rees. Figure très connue du monde scientifique britannique, mais aussi auteur d’une série de livres de vulgarisation bien faits et très élégamment écrits, Rees est aussi un des acteurs les plus présents sur la scène de la « Public Understanding of Science » (vulgarisation scientifique) en Grande-Bretagne.
C’est dans ce contexte que j’ai eu l’occasion de le rencontrer brièvement, à l’époque où je m’occupais de ces questions. Très mince, avec un visage en lame de couteau au nez puissant et busqué d’Indien sioux, il m’avait laissé l’impression d’un homme intelligent, raisonnable et charmant, attentif et sachant écouter, et plutôt simple et modeste comparé aux autres personnalités de ce type et de ce niveau, souvent insupportables de prétention. Martin Rees, qui travaillait sur les mêmes sujets qu’Hawking, a été son collègue.
La seconde personne est Sir Hermann Bondi. Moins sympathique que Rees, il était en un sens plus intéressant, parce que plus compliqué. Juif autrichien d’origine, comme une bonne partie des physiciens des cinquante dernières années, il est le co-auteur, avec l’anglais Fred Hoyle, d’un modèle dit « stationnaire » de l’univers, alternatif au modèle d’univers en expansion qui est la conséquence logique de la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein, ainsi qu’Einstein, au départ hostile à cette idée, a finalement été contraint de le reconnaître lui-même.
Durant un certain temps, ces deux modèles ont été en concurrence. Les éléments de preuve en faveur du deuxième s’accumulant, l’idée d’un univers stationnaire est aujourd’hui à peu près abandonnée. Mais Fred Hoyle - par ailleurs connu comme l’auteur d’un roman de science-fiction, The Black Cloud (Le nuage noir), qui décrit les méfaits d’une entité cosmique intelligente se présentant sous la forme d’un immense nuage obscur - n’en a jamais démordu.
Un homme brillant, raffiné et poli jusqu’à l’obséquiosité, cérémonieux mais aussi très distant et hautain, Bondi s’exprimait de manière très étrange, dans un anglais impeccable mais où se laissait entendre une trace d’accent autrichien, avec une diction lente d’acteur shakespearien absolument étonnante.
Comme Hawking, Penrose, et avant eux Bertrand Russell, Ludwig Wittgenstein et beaucoup d’autres, Martin Rees et Hermann Bondi ont tous deux travaillé à Cambridge. Cambridge, dont Gribbin et White disent assez justement, je crois, qu’elle seule, dans le fameux couple qu’elle forme avec Oxford, mérite le nom d’« University Town », parce que la ville, un peu comme Louvain, s’est littéralement développée à partir de l’Université et existe largement par elle et grâce à elle, quand on trouve à Oxford une activité économique et industrielle importante.
Cambridge, dont le film sur la vie de Stephen Hawking réussissait assez bien à rendre l’atmosphère particulière, en faisant passer un peu du charme et de la magie de ses arcades, de ses cours et de ses clochers, si bien évoquée dans les quelques beaux paragraphes d’Au-dessous du volcan où Malcom Lowry décrit l’état d’esprit du jeune frère du Consul lorsqu’il se souvient du temps qu’il a passé là-bas, avant de s’embarquer sur un navire marchand.