Dans un article rédigé pour un recueil de textes scientifiques, de réflexions philosophiques et d'extraits d'œuvres littéraires sur le thème de la mémoire qui a récemment été publié en Grande-Bretagne (Memory : An Anthology), le critique et poète anglais Craig Raine compare le traitement de la question de la mémoire et des souvenirs, volontaires ou involontaires, chez un certain nombre d'écrivains : Proust, bien entendu, mais aussi Nabokov, Hemingway, Bellow, Stendhal et Joyce.
L'article est un peu confus, inégal et désordonné, mais il contient quelques observations très justes. Craig y affirme par exemple que, bien mieux que Proust, Nabokov, (a much greater writer n'hésite-t-il pas à avancer un peu vite), dans Speak Memory (Autres rivages), a réussi à rendre et expliquer le plaisir associé à la remémoration de sensations du passé.
Ce plaisir, souligne-t-il, n'a rien à voir avec le contenu du souvenir (qui peut être, et est en réalité souvent, assez banal), et pas davantage, contrairement à ce que soutient Proust, avec l'impression d'immortalité et le sentiment d'éternité que peut produire ce télescopage du moment présent et d'un morceau de temps passé. Il est lié au fait même de se remémorer, c'est le plaisir du choc et de la surprise, un plaisir, de ce point de vue, de même nature que celui qui accompagne la découverte de la ressemblance entre deux choses ou deux personnes, plus exactement, le moment on l'on réalise à qui ou à quoi ressemble une personne ou une chose qu'on a sous les yeux : le plaisir que nous éprouvons à enfin comprendre et qu'engendre la justesse du rapprochement ou de la comparaison.
Pour prendre les trois exemples de Proust dans Le temps retrouvé qui ne sont pas celui de la fameuse madeleine : ces pavés inégaux, cette sensation de raideur d'une serviette empesée sur les lèvres, ce tintement d'une petite cuillère sur la faïence, cela me rappelle .... « oui, c'est cela, c’est exactement cela ».
Craig va d'ailleurs jusqu'à comparer ce plaisir avec le plaisir sexuel, le soulagement de la tension que procure la sensation « d'arriver » là où on voulait aboutir : In English we speak of coming when we speak of orgasm. “I'm coming” means that the sexual partner is arriving at the predestined place, the site of pleasure. (Les Anglais trouveront toujours une bonne raison littéraire de parler du sexe, et d'en parler sous les espèces de la littérature, comme les Français un prétexte intellectuel pour l'évoquer dans les termes de la philosophie).
Craig est dur avec Proust, en qui il affirme avoir découvert avec surprise a mental defective qui ne peut jamais se rappeler l'âge exact de ses personnages, malmène la chronologie et bouscule les époques en dépit de toute vraisemblance. Il n'a pas tout à fait tort, étant entendu que les faiblesses qu'il dénonce ne trahissent nullement le manque de sagacité de Proust, qui avait de l'intelligence à en revendre et de la forme la plus pure et la plus formidable : elles sont la conséquence d'un défaut de construction d’À la recherche du temps perdu comme roman, qui n'enlève que très peu à la puissance de ce livre.
C'est fou à quel point les gens peuvent raconter de bêtises à propos de Proust et tomber dans les clichés et les banalités à son sujet. Deux des meilleurs livres sur lui, qui sont aussi parmi les plus courts, se distinguent au contraire par leur originalité. Le premier est celui de Gilles Deleuze (Proust et les signes) dans sa première édition, rédigée dans le style vif, superbe et étincelant qu'il avait avant de rencontrer Félix Guattari, donc sans le lourd et pédant nouveau dernier chapitre plein de jargon philosophique qui défigure l'édition plus récente. Avec le goût du paradoxe qui le caractérise, il y défend l'idée que La recherche n'est pas un livre sur les souvenirs et la mémoire, mais bien l'histoire de la formation d'un écrivain et de son apprentissage du déchiffrage des signes auquel il faut se livrer pour comprendre la vie amoureuse, la vie sociale, etc.
Dans le même esprit, mais mieux encore, dans son classique Sur Proust (dont j'ai récemment découvert avec plaisir que l’extraordinaire critique anglais Clive James le considérait également comme la meilleure introduction possible à cet auteur), Jean-François Revel démontre de manière tout à fait convaincante que Proust est un écrivain comique et réaliste, plus réaliste dans sa vision de la société que Balzac, qui possédait de surcroît cette capacité rare de prendre, sur les questions sentimentales et amoureuses, un point de vue véritablement adulte.
C'est exactement la manière dont je le perçois. Bien davantage que le chantre de la mémoire et du souvenir, Proust, pour moi, est avant tout, d'un côté le peintre impitoyable de la haute société française de la Belle Époque et l’un des satiristes les plus lucides et les plus cruels du snobisme qui ait jamais existé ; de l'autre, un analyste sans égal de la vie psychologique, plus spécialement sentimentale, capable de décortiquer avec une précision chirurgicale des sentiments ténus et des états d'âme évanescents, d'une manière que ne parviennent pas à entacher ses clairs préjugés en la matière et sa vision catastrophique des rapports amoureux. Bien sûr, dans cette vie psychologique, la mémoire volontaire ou involontaire, les vrais souvenirs et les faux, occupent une place centrale et jouent un rôle clé. Mais il y a bien d'autres choses à côté, et n'en déplaise à ceux qui s'en tiennent au cliché scolaire de la madeleine, ce qu'écrit Proust à ce sujet est loin d'être neuf et ne représente pas ce qu'il nous a apporté de plus original et de meilleur.
Le problème est que Proust lui-même a un peu tressé les cordes pour se faire pendre, en cédant volontiers à la tentation de la philosophie à bon marché. Sur la question du temps, par exemple, là où il est véritablement bon, c'est dans les passages où il laisse s'exprimer sa sensibilité d'écrivain. Mais dans de nombreux autres, il se plaît à théoriser de façon assez fumeuse, tartinant sans vergogne une version édulcorée des idées elles-mêmes déjà très fades et convenues de son cousin Bergson, que la moitié de Paris se pressait pour aller écouter à la Sorbonne avec les mêmes frémissements de plaisir anticipé que les bourgeois intellectuels des années quatre-vingt s'écrasant aux grand-messes du calembour, les célèbres leçons du psychanalyste Jacques Lacan.
Pour en revenir aux remarques de Graig au sujet de Nabokov, je suis donc plutôt d'accord avec lui sur l'origine et la nature du plaisir de la remémoration. Une remarque toutefois. Il n'est pas tout à fait exact que ce plaisir n'a jamais rien à voir avec le contenu des souvenirs. Dans certains cas, le caractère agréable des événements ou des scènes qu'on se remémore contribue substantiellement à rendre cette remémoration elle-même très agréable. Cela se produit même souvent, pour la simple et bonne raison que l'on tend à retenir de manière privilégiée ce qui vous est arrivé d'agréable, ou les aspects agréables de ce qui vous est arrivé.
C'est un mécanisme quasiment darwinien de protection et de survie. Bien sûr, on peut être hanté par des souvenirs atroces, et se réveiller en sueur chaque nuit en proie à des cauchemars épouvantables liés à des images du passé. Mais de manière générale, il semble bien que nous ne soyons pas équipés pour nous rappeler trop fort ou trop longtemps des scènes pénibles ou des événements douloureux. Pas davantage pour les imaginer à l'avance, d'ailleurs : quand les soldats qui partaient à la guerre pensaient à la guerre, dit dans son très beau livre Le maître de Milan Jacques Audiberti, ils ne pouvaient se représenter que des éléments « qui suggéraient du bonheur » : les préparatifs, le voyage ; pas les blessures et la souffrance.
Un peu de de la même façon, le souvenir le plus fort que je garde des deux années de chimiothérapie que j’ai subies il y a vingt-cinq ans, ce ne sont pas les longues heures que je passais au-dessus de la cuvette des toilettes secoué par de spasmodiques et vaines tentatives de vider un estomac qui ne contenait plus rien depuis longtemps, mais les moments où après deux semaines de confinement au cours desquelles je n'avais littéralement rien vu d'autre que le fond de la cuvette en question et le plafond de ma chambre, je sortais pour la première fois aux bras de la personne avec laquelle je vivais à cette époque, pour une courte promenade essoufflée dans le monde ordinaire des gens sains, durant laquelle tout ce que je voyais, les rues, les visages, les vitrines, m'apparaissait avec la merveilleuse netteté qu'ont les choses pour un myope qui chausse pour la première fois des lunettes de graduation supérieure à celles qu'il portait jusque-là, dans la fraîcheur et l'éblouissante clarté d'un premier matin du monde.
L'article est un peu confus, inégal et désordonné, mais il contient quelques observations très justes. Craig y affirme par exemple que, bien mieux que Proust, Nabokov, (a much greater writer n'hésite-t-il pas à avancer un peu vite), dans Speak Memory (Autres rivages), a réussi à rendre et expliquer le plaisir associé à la remémoration de sensations du passé.
Ce plaisir, souligne-t-il, n'a rien à voir avec le contenu du souvenir (qui peut être, et est en réalité souvent, assez banal), et pas davantage, contrairement à ce que soutient Proust, avec l'impression d'immortalité et le sentiment d'éternité que peut produire ce télescopage du moment présent et d'un morceau de temps passé. Il est lié au fait même de se remémorer, c'est le plaisir du choc et de la surprise, un plaisir, de ce point de vue, de même nature que celui qui accompagne la découverte de la ressemblance entre deux choses ou deux personnes, plus exactement, le moment on l'on réalise à qui ou à quoi ressemble une personne ou une chose qu'on a sous les yeux : le plaisir que nous éprouvons à enfin comprendre et qu'engendre la justesse du rapprochement ou de la comparaison.
Pour prendre les trois exemples de Proust dans Le temps retrouvé qui ne sont pas celui de la fameuse madeleine : ces pavés inégaux, cette sensation de raideur d'une serviette empesée sur les lèvres, ce tintement d'une petite cuillère sur la faïence, cela me rappelle .... « oui, c'est cela, c’est exactement cela ».
Craig va d'ailleurs jusqu'à comparer ce plaisir avec le plaisir sexuel, le soulagement de la tension que procure la sensation « d'arriver » là où on voulait aboutir : In English we speak of coming when we speak of orgasm. “I'm coming” means that the sexual partner is arriving at the predestined place, the site of pleasure. (Les Anglais trouveront toujours une bonne raison littéraire de parler du sexe, et d'en parler sous les espèces de la littérature, comme les Français un prétexte intellectuel pour l'évoquer dans les termes de la philosophie).
Craig est dur avec Proust, en qui il affirme avoir découvert avec surprise a mental defective qui ne peut jamais se rappeler l'âge exact de ses personnages, malmène la chronologie et bouscule les époques en dépit de toute vraisemblance. Il n'a pas tout à fait tort, étant entendu que les faiblesses qu'il dénonce ne trahissent nullement le manque de sagacité de Proust, qui avait de l'intelligence à en revendre et de la forme la plus pure et la plus formidable : elles sont la conséquence d'un défaut de construction d’À la recherche du temps perdu comme roman, qui n'enlève que très peu à la puissance de ce livre.
C'est fou à quel point les gens peuvent raconter de bêtises à propos de Proust et tomber dans les clichés et les banalités à son sujet. Deux des meilleurs livres sur lui, qui sont aussi parmi les plus courts, se distinguent au contraire par leur originalité. Le premier est celui de Gilles Deleuze (Proust et les signes) dans sa première édition, rédigée dans le style vif, superbe et étincelant qu'il avait avant de rencontrer Félix Guattari, donc sans le lourd et pédant nouveau dernier chapitre plein de jargon philosophique qui défigure l'édition plus récente. Avec le goût du paradoxe qui le caractérise, il y défend l'idée que La recherche n'est pas un livre sur les souvenirs et la mémoire, mais bien l'histoire de la formation d'un écrivain et de son apprentissage du déchiffrage des signes auquel il faut se livrer pour comprendre la vie amoureuse, la vie sociale, etc.
Dans le même esprit, mais mieux encore, dans son classique Sur Proust (dont j'ai récemment découvert avec plaisir que l’extraordinaire critique anglais Clive James le considérait également comme la meilleure introduction possible à cet auteur), Jean-François Revel démontre de manière tout à fait convaincante que Proust est un écrivain comique et réaliste, plus réaliste dans sa vision de la société que Balzac, qui possédait de surcroît cette capacité rare de prendre, sur les questions sentimentales et amoureuses, un point de vue véritablement adulte.
C'est exactement la manière dont je le perçois. Bien davantage que le chantre de la mémoire et du souvenir, Proust, pour moi, est avant tout, d'un côté le peintre impitoyable de la haute société française de la Belle Époque et l’un des satiristes les plus lucides et les plus cruels du snobisme qui ait jamais existé ; de l'autre, un analyste sans égal de la vie psychologique, plus spécialement sentimentale, capable de décortiquer avec une précision chirurgicale des sentiments ténus et des états d'âme évanescents, d'une manière que ne parviennent pas à entacher ses clairs préjugés en la matière et sa vision catastrophique des rapports amoureux. Bien sûr, dans cette vie psychologique, la mémoire volontaire ou involontaire, les vrais souvenirs et les faux, occupent une place centrale et jouent un rôle clé. Mais il y a bien d'autres choses à côté, et n'en déplaise à ceux qui s'en tiennent au cliché scolaire de la madeleine, ce qu'écrit Proust à ce sujet est loin d'être neuf et ne représente pas ce qu'il nous a apporté de plus original et de meilleur.
Le problème est que Proust lui-même a un peu tressé les cordes pour se faire pendre, en cédant volontiers à la tentation de la philosophie à bon marché. Sur la question du temps, par exemple, là où il est véritablement bon, c'est dans les passages où il laisse s'exprimer sa sensibilité d'écrivain. Mais dans de nombreux autres, il se plaît à théoriser de façon assez fumeuse, tartinant sans vergogne une version édulcorée des idées elles-mêmes déjà très fades et convenues de son cousin Bergson, que la moitié de Paris se pressait pour aller écouter à la Sorbonne avec les mêmes frémissements de plaisir anticipé que les bourgeois intellectuels des années quatre-vingt s'écrasant aux grand-messes du calembour, les célèbres leçons du psychanalyste Jacques Lacan.
Pour en revenir aux remarques de Graig au sujet de Nabokov, je suis donc plutôt d'accord avec lui sur l'origine et la nature du plaisir de la remémoration. Une remarque toutefois. Il n'est pas tout à fait exact que ce plaisir n'a jamais rien à voir avec le contenu des souvenirs. Dans certains cas, le caractère agréable des événements ou des scènes qu'on se remémore contribue substantiellement à rendre cette remémoration elle-même très agréable. Cela se produit même souvent, pour la simple et bonne raison que l'on tend à retenir de manière privilégiée ce qui vous est arrivé d'agréable, ou les aspects agréables de ce qui vous est arrivé.
C'est un mécanisme quasiment darwinien de protection et de survie. Bien sûr, on peut être hanté par des souvenirs atroces, et se réveiller en sueur chaque nuit en proie à des cauchemars épouvantables liés à des images du passé. Mais de manière générale, il semble bien que nous ne soyons pas équipés pour nous rappeler trop fort ou trop longtemps des scènes pénibles ou des événements douloureux. Pas davantage pour les imaginer à l'avance, d'ailleurs : quand les soldats qui partaient à la guerre pensaient à la guerre, dit dans son très beau livre Le maître de Milan Jacques Audiberti, ils ne pouvaient se représenter que des éléments « qui suggéraient du bonheur » : les préparatifs, le voyage ; pas les blessures et la souffrance.
Un peu de de la même façon, le souvenir le plus fort que je garde des deux années de chimiothérapie que j’ai subies il y a vingt-cinq ans, ce ne sont pas les longues heures que je passais au-dessus de la cuvette des toilettes secoué par de spasmodiques et vaines tentatives de vider un estomac qui ne contenait plus rien depuis longtemps, mais les moments où après deux semaines de confinement au cours desquelles je n'avais littéralement rien vu d'autre que le fond de la cuvette en question et le plafond de ma chambre, je sortais pour la première fois aux bras de la personne avec laquelle je vivais à cette époque, pour une courte promenade essoufflée dans le monde ordinaire des gens sains, durant laquelle tout ce que je voyais, les rues, les visages, les vitrines, m'apparaissait avec la merveilleuse netteté qu'ont les choses pour un myope qui chausse pour la première fois des lunettes de graduation supérieure à celles qu'il portait jusque-là, dans la fraîcheur et l'éblouissante clarté d'un premier matin du monde.