J’ai refermé le livre de Christine Ockrent Françoise Giroud – Une ambition française avec une meilleure image de la journaliste et plus d’admiration encore pour elle que je n’en avais en le commençant. C’était clairement une sacrée bonne femme, une vraie personnalité, la chose n’est pas si commune que cela, comme chacun sait. Ainsi qu’il arrive souvent, les aspects de son caractère et de sa vie que j’admire le plus sont ceux sous lesquels je me sens le plus proche d’elle.
Certains traits d’elle me sont étrangers : son attrait pour le pouvoir et les honneurs, auxquels elle était loin d’être insensible, son amour de l’argent, du luxe et des formes extérieures de richesse, son goût de la séduction et ses capacités sur ce plan, etc. Elle était aussi d’un tempérament moins spontanément intellectuel que moi, plus intéressée, à l’évidence, par l’action que par les idées, plus précisément, intéressée aux idées seulement sous la forme de l’action par les idées, pas aux idées comme telles. Tout en comprenant parfaitement les raisons de ceci, très bien décrites par Ockrent (l’« ambition française » d’une fille d’émigrants pauvres obsédée par l’idée de s’intégrer), je me sens aussi très à l’étroit dans son horizon presque exclusivement français et parisien. Sa méconnaissance de toute autre langue que le français et son peu de curiosité pour le reste du monde me la rendent un peu lointaine, et ne sont assurément pas ce que j’apprécie le plus chez elle.
Mais sur d’autres points, peut-être les plus fondamentaux, je me sens assez semblable à elle et en parfaite harmonie avec sa manière de voir le monde : sa rage, son opiniâtreté, sa volonté et sa détermination ; sa férocité et son énergie au travail ; son culte de l’objectivité, de la lucidité et de la rigueur ; sa haine des illusions et du mensonge et son refus d’être dupe des apparences ; son attachement à la justice et son attention à la souffrance sous toutes ces formes ; sa grande exigence envers elle-même autant et plus encore qu’envers les autres ; peut-être aussi son irrésistible propension à porter des jugements de valeur et son incapacité à ne pas le faire.
Sa passion de comprendre, aussi, et son hostilité à tout laisser-aller, encore qu’ici il me semble nécessaire de marquer une nuance : le refus qu’elle avait de se laisser emporter par ses émotions, ses réticences à se livrer, sa résolution à « se tenir » quoi qu’il se passe et advienne, correspondaient chez elle à un choix délibéré et conscient ; comme le rappelle souvent Ockrent, c’était l’application des préceptes que lui avait enseignés sa mère, à titre de règle de survie. Chez moi, j’ai l’impression qu’il s’agit tout simplement d’une inhibition spontanée et à peine consciente ; une manière aussi de me protéger, bien sûr, mais moins contre le jugement toujours sans pitié et les forces malveillantes d’un monde hostile, comme c’était apparemment le cas chez Giroud, que contre la violence de mes propres sentiments.
Autre point commun évident, est-ce même la peine de le noter, la passion de Françoise Giroud pour la langue et l’expression verbale, la conviction qu’elle avait que les mots et les phrases sont notre meilleure arme, voire même notre seule arme véritable dans un environnement opaque et hostile, notre outil le plus puissant et le plus efficace pour agir sur le monde et pour le transformer.
Deux différences dans ce domaine, toutefois, qui ne sont pas sans importance, parce qu’elles s’expliquent sans doute par les différences de caractère évoquées plus haut. Parce qu’elle était et se voulait plus engagée que moi dans l’action et le monde, et était d’un tempérament plus concret, Giroud, qui aimait par ailleurs les mots dans leur matérialité d’objets, ne semble pas avoir éprouvé avec la même force que moi le sentiment qu’en nommant les choses, on accroît leur réalité, qu’à la limite, c’est en écrivant sur elles qu’on les fait véritablement exister, qu’on ajoute en tous cas à l’intensité de la vie et du monde par la force et la magie du langage.
Et son style est à l’évidence très différent du mien : ces phrases courtes, rapides, nerveuses, sans graisse, sans adverbe et presque sans adjectif ; ce style de journaliste bien plus que d’écrivain, elle le reconnaît elle-même, ce n’est pas la manière dont je m’exprime spontanément et le plus volontiers, ou la façon d’écrire des auteurs que j’aime le plus et avec lesquels je me sens le plus d’affinités.
Reste le point qui colle si difficilement avec tout le reste, l’énigme de sa folle passion pour Jean-Jacques Servan-Schreiber. Passion qui l’a conduite aux extrémités que l’on sait, étonnante chez une femme à ce point éprise de liberté et qui reprochait à Simone de Beauvoir de n’avoir au bout du compte vécu que pour et par Sartre. Passion irrésistible pour un homme dont j’ai lu avec un peu d’effarement, je dois dire, que trente ans après, il continuait à la subjuguer avec la même force.
Qu’une femme de cette trempe et de cette force de caractère ait pu à ce point abdiquer face à un homme en dit long, moins sur l’incoercible sentimentalité des femmes, invariablement guidées par leur cœur et leurs passions amoureuses, comme ne manqueraient pas de l’affirmer certains en ricanant, que sur la psychologie humaine et notre profonde irrationalité à tous, hommes et femmes, quand l’affectivité et le désir s’en mêlent : combien d’hommes à la personnalité au moins aussi forte n’ont-il pas complètement perdu la tête pour une danseuse ?
Le livre d’Ockrent n’est pas une vraie biographie, la rapidité avec lequel il a été rédigé (deux ans, ce n’est pas très long pour ce genre d’exercice), et la façon dont il a été composé, sur la base d’entretiens et d’une série de témoignages, limitaient les possibilités de réaliser une étude approfondie. Mais c’est du très bon journalisme, un livre honnête, bien documenté et fait de manière professionnelle, qui donne de Françoise Giroud une image assez complète, nuancée, réaliste, juste et fidèle. Et un livre agréable à lire, écrit dans une langue correcte et efficace, assez proche de celle de Giroud. Sans l’éclat de son style, bien sûr, ce sens de la formule qui faisait qu’on retenait si facilement ses mots et cette tension présente derrière tellement de ses paragraphes.
Deux aspects de la vie et de la carrière de Giroud sont très bien (et explicitement) mis en valeur par Ockrent : la marque que son histoire et ses origines ont imprimé sur son caractère et ce qu’elle a voulu faire de sa vie ; et le soin qu’elle a mis à façonner sa propre personnalité. La grande réalisation de Françoise Giroud, souligne Christine Ockrent, est en effet, au fond, sa propre personne, qu’elle a patiemment fabriquée, comme elle fabriquait ses éditoriaux. L’interprétation la plus facile et superficielle de ceci serait de dire qu’elle s’est construit un personnage, une image d’elle-même dont elle avait besoin, et besoin de l’imposer aux autres. Je crois que c’est plus profond que cela, dans son cas comme en général.
Chacun construit son existence sur ses forces, bâtit spontanément sa vie sur ce qu’il y a de meilleur en lui, en essayant de s’arranger comme il le peut avec le reste. Contrairement à la plupart d’entre nous, Françoise Giroud, c’est ce qui la distingue, a eu la force de le faire pleinement, consciemment et délibérément, d’exploiter au maximum les atouts que son histoire lui avait mis en main, renchérissant encore sur ce que cette histoire avait fait d’elle. Application scrupuleuse de cette maxime de Nietzsche (empruntée par ce dernier au poète grec de l’Antiquité Pindare), que Christine Ockrent a très justement placé en exergue de son livre, parce qu’elle résume très bien à la fois le message qui en émane et l’esprit dans lequel Françoise Giroud a entendu conduire son existence : « Deviens ce que tu es. »