Un monde absorbant
Jack Malone, le patron du service des personnes disparues du FBI à New York, les inspecteurs Olivia Benson et Elliot Stabler de l’ « unité spéciale des victimes » de la police de la même ville, leurs collègues Robert Goren et Mike Logan de la section criminelle, Lili Rush, du service des affaires classées de la police de Philadelphie, et le Dr Gil Grissom, chef de la police scientifique de Las Vegas, sont entrés dans ma vie et je ne vois pas qu’ils en sortent de sitôt.
Je ne suis pas le seul dans ce cas. Produites et diffusées par les grandes chaînes d’outre-Atlantique, les séries télévisées policières de Jerry Bruckheimer et Dick Wolf ont envahi les écrans du monde entier. Et leurs héros font partie de l’existence de millions de gens, qui commentent ce qui leur arrive et jaugent leur comportement, analysent leur caractère et leurs réactions, font des hypothèses sur l’évolution de leurs aventures amoureuses et discutent des péripéties de leur vie familiale, sentimentale et privée, comme on le fait de celle de vieux amis ou de collègues de travail.
« Comment expliquez-vous l’engouement du public [pour les séries télévisées américaines] ? » demandait-on au romancier Philipe Dijan, amateur de ce genre au point de l’avoir transposé en littérature ? « La qualité », répondit-il. De fait, la première chose qu’on en envie de dire au sujet de beaucoup des « séries télé » de la génération la plus récente, c’est qu’elles sont très bien faites. C’est incontestablement le cas de FBI : portés disparus (Without a Trace) ; New York : unité spéciale (Law and Order: Special Victims Unit) ; New York : section criminelle (Law and Order: Criminal Intent) ; Cold Case : affaires classées et Les experts (CSI: Crime Scene Investigation) dans sa version originale, dont les histoires se passent à Las Vegas, ainsi que l’une de ses versions dérivées, Les experts : Manatthan (CSI: New York).
Il est vrai qu'on ne peut affirmer la même chose de toutes. Esprits criminels (Criminal minds), par exemple, qui raconte les exploits d’un groupe de profilers traquant les criminels en établissant leur profil psychologique, est nettement moins convaincant. Quant au troisième « clone » de la série Les Experts, CSI: Miami, c’est, à l’opinion générale, une série assez médiocre : personnages sans épaisseur, dialogues stéréotypés, couleurs saturées et criardes, sujets racoleurs dans l’atmosphère sordide (fric, sexe et drogue) d’une capitale de la Floride dépeinte avec complaisance.
Mais à ces quelques exceptions près, les séries policières contemporaines sont d’un niveau tout à fait comparable à celui de très bons films pour grand écran (Clive James, le formidable critique et homme de télévision australien vivant en Grande-Bretagne, a même été jusqu’à décréter que la série Les Sopranos était supérieure à la trilogie du Parrain qui l’a inspirée).
Informer, instruire et distraire
La télévision, selon une définition célèbre, a pour vocation « d’informer, instruire et distraire ». A leur manière, les séries policières nous instruisent. On apprend beaucoup de choses en les regardant. Sur la société américaine d’aujourd’hui, le fonctionnement du système judiciaire aux Etats-Unis et les incroyables ruses et finasseries des avocats, sur l’impact des développements politiques récents (le 11 septembre, le Patriot Act, la guerre d’Irak), ainsi que sur toutes de sortes de milieux et d’activités étranges : les confréries de nains, le culte de la Santeria parmi les immigrés cubains, les pactes de virginité entre adolescents, les organisations d’aide mutuelle au suicide, les services de soutien aux personnes obèses, les amateurs de combat aux « paintballs » et le monde virtuel de la Second Life sur internet, pour donner quelques exemples.
Tout n’est pas d’une égale valeur informative. Les épisodes des différentes séries CSI, par exemple, proposent au titre d’illustration des méthodes de la police scientifique un feu d’artifice technologique complètement irréaliste. Les vrais experts des services de police ne manquent jamais de le souligner : si rien dans les techniques évoquées à grand renfort d’effets spéciaux spectaculaires n’est totalement inventé, dans aucun laboratoire de police au monde, même aux États-Unis, ne se trouve concentrée une telle quantité de technologies d’avant-garde. Et le temps mis pour obtenir des conclusions avec leur aide dans les séries n’a rien à voir avec ce qu’il est dans l’univers qui n’est pas celui de la fiction : dans le monde réel, une analyse ADN peut prendre plusieurs semaines, on ne la boucle pas en quelques heures. Mais il ne s’agit que d’une série parmi d’autres et d’un aspect bien particulier. Telles qu’elles sont montrées, les méthodes d’enquête utilisées par le FBI pour la recherche de personnes disparues, par exemple, sont beaucoup plus proches de ce qu’elles sont dans la réalité.
Les séries « distraient », bien sûr, et on les regarde avec plaisir. Les intrigues sont originales et l’exposé de l’histoire habilement mené, les différents éléments se dévoilant peu à peu grâce à des indices et des témoignages jusqu’à l’éclaircissement final du mystère. Les dialogues, vifs et constellés de répliques mémorables (one-liners), font progresser l’action. Le rythme du récit est soutenu et sans temps morts, des plans d’ouverture en pré-générique (teaser) qui lancent l’histoire, jusqu’au dénouement final. Les personnages sont toujours bien dessinés, y compris les plus froids comme celui de Mac Taylor (Gary Sinise) dans Les experts : Manhattan. Ils sont crédibles et consistants, même les plus excentriques et farfelus, comme le Dr Gil Grissom. Et ils sont souvent franchement attachants, comme Jack Malone et ses « agents spéciaux » du FBI, toute l’équipe de New York: unité spéciale ou celle de Cold Case.
De vieilles recettes du cinéma hollywoodien sont utilisées avec brio : des paires de seconds rôles opérant en tandem, drôles, cyniques, sarcastiques et passant leur temps à se taquiner, comme les personnages interprétés par Richard Belzer et le rappeur Ice-T dans New York : unité spéciale et les deux imposants inspecteurs « poids lourds » de Cold Case ; ou la présence tutélaire de figures paternelles sévères et bienveillantes, sous la forme de vieux briscards de la police pleins d’expérience et de sagesse et sans trop d’illusions sur la nature humaine et les responsables politiques : dans ces deux séries, ce sont respectivement le capitaine Cragen et le lieutenant Stillman. Puisés dans le réservoir incroyablement riche dont dispose l’industrie cinématographique américaine, les acteurs sont généralement très bons, leur jeu tout en nuances, subtilités et demi-teintes.
Le plaisir est aussi celui de la répétition d’éléments rituellement attendus : le passage en salle de dissection et les explications du médecin légiste dans CSI ; la ligne du temps sur laquelle on inscrit au fur et à mesure de leur découverte les événements ayant précédé la disparition des personnes recherchées dans FBI : portés disparus ; et les formules canoniques du jargon policier ou du langage judiciaire. À un collègue : « Qu’est-ce que nous avons ? » - « Une femme d’une trentaine d’années, avec des marques d’étranglement autour du cou et trois blessures saignantes à la jambe gauche, son corps a été découvert par le gardien du parc à huit heure du matin. » À un suspect : « Pour l’instant, je vous demanderai de ne pas vous éloigner et de ne pas quitter la ville ». À un témoin : « Si vous continuez, je vous fait arrêter pour obstruction à une enquête et entrave à la justice. » Et au coupable : « Je vous arrête pour… », et la célèbre formule de l’ « avertissement Miranda » : « Vous avez le droit de garder le silence. Dans le cas contraire tout ce que vous direz pourra être utilisé contre vous […] Vous avez droit [à] un avocat […] Si vous n’en avez pas les moyens, un avocat vous sera désigné d’office. »
Les séries « distraient », bien sûr, et on les regarde avec plaisir. Les intrigues sont originales et l’exposé de l’histoire habilement mené, les différents éléments se dévoilant peu à peu grâce à des indices et des témoignages jusqu’à l’éclaircissement final du mystère. Les dialogues, vifs et constellés de répliques mémorables (one-liners), font progresser l’action. Le rythme du récit est soutenu et sans temps morts, des plans d’ouverture en pré-générique (teaser) qui lancent l’histoire, jusqu’au dénouement final. Les personnages sont toujours bien dessinés, y compris les plus froids comme celui de Mac Taylor (Gary Sinise) dans Les experts : Manhattan. Ils sont crédibles et consistants, même les plus excentriques et farfelus, comme le Dr Gil Grissom. Et ils sont souvent franchement attachants, comme Jack Malone et ses « agents spéciaux » du FBI, toute l’équipe de New York: unité spéciale ou celle de Cold Case.
De vieilles recettes du cinéma hollywoodien sont utilisées avec brio : des paires de seconds rôles opérant en tandem, drôles, cyniques, sarcastiques et passant leur temps à se taquiner, comme les personnages interprétés par Richard Belzer et le rappeur Ice-T dans New York : unité spéciale et les deux imposants inspecteurs « poids lourds » de Cold Case ; ou la présence tutélaire de figures paternelles sévères et bienveillantes, sous la forme de vieux briscards de la police pleins d’expérience et de sagesse et sans trop d’illusions sur la nature humaine et les responsables politiques : dans ces deux séries, ce sont respectivement le capitaine Cragen et le lieutenant Stillman. Puisés dans le réservoir incroyablement riche dont dispose l’industrie cinématographique américaine, les acteurs sont généralement très bons, leur jeu tout en nuances, subtilités et demi-teintes.
Le plaisir est aussi celui de la répétition d’éléments rituellement attendus : le passage en salle de dissection et les explications du médecin légiste dans CSI ; la ligne du temps sur laquelle on inscrit au fur et à mesure de leur découverte les événements ayant précédé la disparition des personnes recherchées dans FBI : portés disparus ; et les formules canoniques du jargon policier ou du langage judiciaire. À un collègue : « Qu’est-ce que nous avons ? » - « Une femme d’une trentaine d’années, avec des marques d’étranglement autour du cou et trois blessures saignantes à la jambe gauche, son corps a été découvert par le gardien du parc à huit heure du matin. » À un suspect : « Pour l’instant, je vous demanderai de ne pas vous éloigner et de ne pas quitter la ville ». À un témoin : « Si vous continuez, je vous fait arrêter pour obstruction à une enquête et entrave à la justice. » Et au coupable : « Je vous arrête pour… », et la célèbre formule de l’ « avertissement Miranda » : « Vous avez le droit de garder le silence. Dans le cas contraire tout ce que vous direz pourra être utilisé contre vous […] Vous avez droit [à] un avocat […] Si vous n’en avez pas les moyens, un avocat vous sera désigné d’office. »
On mentionnera aussi les éléments formels : les images sont souvent belles et cadrées avec recherche, la musique expressive et la bande originale soignée, celle de Cold Case, par exemple, est composée à partir des mélodies et des chansons qu’on entendait à l’époque où se sont produits les faits anciens que les enquêteurs essaient d’éclairer rétrospectivement.
Puissance de la fiction
Mais les histoires des séries policières font plus que nous instruire et nous distraire. Très souvent, elles nous touchent et nous émeuvent. Victimes, policiers, témoins, et même les criminels, y sont présentés de manière humaine, avec compréhension et compassion. Leurs enthousiasmes, leurs déceptions, leurs frustrations, leur rage, la douleur de ceux qui ont perdu un enfant, un père ou une mère, une femme ou un mari, la souffrance des enfants abandonnés et l’humiliation de ceux que la nature a mal lotis ou la société mal traités, sont évoqués avec sensibilité. Tout comme la tristesse du temps qui passe, ou la manière dont quelques secondes d’égarement peuvent briser une vie en deux. Rarement, le crime décrit est en effet le produit de la préméditation. Le plus souvent, il est le résultat d’un enchaînement de circonstances, d’un moment de folie, d’une « bagarre qui a dégénéré », comme c’est le plus souvent le cas dans le monde réel et les affaires dont s’occupe la police.
Les sujets ne sont jamais traités dans une perspective manichéenne. Fréquemment, l’histoire se termine de manière ambigüe et ouverte, et le récit se clôt sur une image qui est une question. Les criminels peuvent être des monstres, ils ne sont pas dépeints de façon caricaturale. Si leur comportement n’est pas excusable, il est toujours explicable et expliqué. Et il n’est pas rare qu’on ait presque autant pitié d’eux que des victimes. Les policiers, de leur côté, sont loin d’être des surhommes. On a clairement l’impression qu’ils ne se distinguent des criminels que parce qu’à un moment donné de leur existence, ils ont été capables d’un choix que les hommes et les femmes qu’ils traquent et arrêtent n’ont pas eu la force de faire ; ou, tout simplement, parce qu’ils ont eu un peu plus de chance qu’eux. De fait, Olivia Benson est une ancienne enfant placée, tout comme Danny Taylor (FBI : portés disparus), qui a été alcoolique et a eu une jeunesse troublée. L’enfance de Lili Rush a été pénible. Mike Logan a été abusé sexuellement, et sa mère le battait. Le père de Jack Malone s’est suicidé.
Tous ces policiers sont par ailleurs en proie à des difficultés dans leur vie personnelle. Dans FBI : portés disparus, Vivian Johnson souffre d’une maladie de cœur et Martin Fitzgerald développe une assuétude aux antalgiques. Samantha Spade doit négocier la fin d’une liaison avec Martin. La mère de Robert Goren, qui a souffert de schizophrénie, se meurt du cancer, et le père de Jack Malone souffre de la maladie d’Alzheimer. Elliot Stabler affronte un divorce difficile. Lili Rush a des relations compliquées avec sa jeune sœur, qui a une aventure avec un membre de l’équipe, le beau et sympathique Scotty Valens.
Ces hommes et ces femmes aiment leur métier exigeant, qui les absorbe et tend à les dévorer, laissant peu de place à leur vie privée. Et tous essayent d’être de « bons flics » mais n’y parviennent pas toujours. Ils font des erreurs d’appréciation et laissent leurs préjugés troubler leur jugement, leurs émotions influencer leur comportement et les fantômes de leur passé perturber leur travail. Elliot Stabler éprouve une véritable haine pour ceux qui maltraitent les enfants et n’est jamais neutre lorsque la religion est en cause (il est catholique) ; et Jack Malone s’investit trop personnellement dans certaines enquêtes qu’il mène, par exemple dans le démantèlement d’un réseau de prostitution alimenté par une filière originaire d’Europe de l’Est.
Last but not least, les séries policières nous font réfléchir. Dans la tradition de critique sociale qui a toujours co-existé, à Hollywood, avec le souci de pur divertissement, les aspects les plus controversés et les moins rassurants de la société américaine d’aujourd’hui sont abordés en termes dépourvus de complaisance : la drogue, le racisme, la misère, l’extrême pauvreté, la précarité, les racines sociales de la délinquance, le trafic d’êtres humains, la situation dramatique des prisons et les abus dans les familles d’accueil, mais aussi l’irresponsabilité des adolescents des beaux quartiers et de leurs parents, l’individualisme galopant, l’argent trop vite gagné, les manipulations financières des courtiers en bourse, la cruauté des sectes, la corruption de certains policiers et des politiciens. Dans New York : unité spéciale, des questions comme celles de l’euthanasie, de la responsabilité pénale des malades mentaux, du droit de garde, du clonage humain ou des limites de la liberté de culte sont traitées de manière approfondie, dans toute la complexité de leurs aspects juridiques.
Bien sûr, l’image n’est pas sans déformation. Dans le monde où nous vivons, des policiers à la personnalité si forte et si rayonnante, si séduisants et si beaux, ne sont pas vraiment la règle, pour le dire en termes mesurés. L’accent est par ailleurs exagérément mis sur tout ce qui fait l’objet des grandes peurs contemporaines des Américains, telles que Barry Glassner, dans son ouvrage The Culture of Fear, en a démontré, chiffres à l’appui, l’absence de fondements. À l’évidence, il y a un peu trop de pédophiles dans les séries, d’adolescents débauchés, de terroristes fanatiques, de violeurs sadiques et de tueurs en séries. Mais c’est la loi du genre : il faut des héros de ce type, et ce sont ces sujets-là qui fascinent et font frémir.
On a dit des séries télévisées qu’elles étaient à la société d’aujourd’hui ce que Balzac était à celle du début du XIXe siècle. La comparaison n’est pas dépourvue de pertinence. « Pourquoi les séries télé ont-elles une telle importance dans la vie des gens ? » demandait-on à Martin Winckler, spécialiste reconnu, en France, de ce genre de fiction, sur lequel il a publié plusieurs livres. « Parce qu’elles rythment leur vie […] et parce qu’elles parlent de la vie réelle ». Certes. Mais il y plus que cela. Si les séries télévisées parlent de la vie réelle, elles le font - en tous cas les meilleures séries américaines d’aujourd’hui - avec assez de licence artistique et ce qu’il faut d’idéalisation et de stylisation pour escamoter la maladresse, la platitude et la monotonie de l’existence réelle et des choses telles qu’elles se passent vraiment. « La réalité est un mauvais romancier » faisait remarquer, après bien d’autres, l’écrivain espagnol Javier Marias. De fait, de manière générale, la vie réelle est un bien piètre scénariste. C’est bien pourquoi pour la supporter, pour parvenir à l’aimer mais aussi pour la comprendre, nous avons tellement besoin des œuvres de fiction, dont les nouvelles séries télévisées policières sont aujourd’hui une des formes les plus abouties.
Puissance de la fiction
Mais les histoires des séries policières font plus que nous instruire et nous distraire. Très souvent, elles nous touchent et nous émeuvent. Victimes, policiers, témoins, et même les criminels, y sont présentés de manière humaine, avec compréhension et compassion. Leurs enthousiasmes, leurs déceptions, leurs frustrations, leur rage, la douleur de ceux qui ont perdu un enfant, un père ou une mère, une femme ou un mari, la souffrance des enfants abandonnés et l’humiliation de ceux que la nature a mal lotis ou la société mal traités, sont évoqués avec sensibilité. Tout comme la tristesse du temps qui passe, ou la manière dont quelques secondes d’égarement peuvent briser une vie en deux. Rarement, le crime décrit est en effet le produit de la préméditation. Le plus souvent, il est le résultat d’un enchaînement de circonstances, d’un moment de folie, d’une « bagarre qui a dégénéré », comme c’est le plus souvent le cas dans le monde réel et les affaires dont s’occupe la police.
Les sujets ne sont jamais traités dans une perspective manichéenne. Fréquemment, l’histoire se termine de manière ambigüe et ouverte, et le récit se clôt sur une image qui est une question. Les criminels peuvent être des monstres, ils ne sont pas dépeints de façon caricaturale. Si leur comportement n’est pas excusable, il est toujours explicable et expliqué. Et il n’est pas rare qu’on ait presque autant pitié d’eux que des victimes. Les policiers, de leur côté, sont loin d’être des surhommes. On a clairement l’impression qu’ils ne se distinguent des criminels que parce qu’à un moment donné de leur existence, ils ont été capables d’un choix que les hommes et les femmes qu’ils traquent et arrêtent n’ont pas eu la force de faire ; ou, tout simplement, parce qu’ils ont eu un peu plus de chance qu’eux. De fait, Olivia Benson est une ancienne enfant placée, tout comme Danny Taylor (FBI : portés disparus), qui a été alcoolique et a eu une jeunesse troublée. L’enfance de Lili Rush a été pénible. Mike Logan a été abusé sexuellement, et sa mère le battait. Le père de Jack Malone s’est suicidé.
Tous ces policiers sont par ailleurs en proie à des difficultés dans leur vie personnelle. Dans FBI : portés disparus, Vivian Johnson souffre d’une maladie de cœur et Martin Fitzgerald développe une assuétude aux antalgiques. Samantha Spade doit négocier la fin d’une liaison avec Martin. La mère de Robert Goren, qui a souffert de schizophrénie, se meurt du cancer, et le père de Jack Malone souffre de la maladie d’Alzheimer. Elliot Stabler affronte un divorce difficile. Lili Rush a des relations compliquées avec sa jeune sœur, qui a une aventure avec un membre de l’équipe, le beau et sympathique Scotty Valens.
Ces hommes et ces femmes aiment leur métier exigeant, qui les absorbe et tend à les dévorer, laissant peu de place à leur vie privée. Et tous essayent d’être de « bons flics » mais n’y parviennent pas toujours. Ils font des erreurs d’appréciation et laissent leurs préjugés troubler leur jugement, leurs émotions influencer leur comportement et les fantômes de leur passé perturber leur travail. Elliot Stabler éprouve une véritable haine pour ceux qui maltraitent les enfants et n’est jamais neutre lorsque la religion est en cause (il est catholique) ; et Jack Malone s’investit trop personnellement dans certaines enquêtes qu’il mène, par exemple dans le démantèlement d’un réseau de prostitution alimenté par une filière originaire d’Europe de l’Est.
Last but not least, les séries policières nous font réfléchir. Dans la tradition de critique sociale qui a toujours co-existé, à Hollywood, avec le souci de pur divertissement, les aspects les plus controversés et les moins rassurants de la société américaine d’aujourd’hui sont abordés en termes dépourvus de complaisance : la drogue, le racisme, la misère, l’extrême pauvreté, la précarité, les racines sociales de la délinquance, le trafic d’êtres humains, la situation dramatique des prisons et les abus dans les familles d’accueil, mais aussi l’irresponsabilité des adolescents des beaux quartiers et de leurs parents, l’individualisme galopant, l’argent trop vite gagné, les manipulations financières des courtiers en bourse, la cruauté des sectes, la corruption de certains policiers et des politiciens. Dans New York : unité spéciale, des questions comme celles de l’euthanasie, de la responsabilité pénale des malades mentaux, du droit de garde, du clonage humain ou des limites de la liberté de culte sont traitées de manière approfondie, dans toute la complexité de leurs aspects juridiques.
Bien sûr, l’image n’est pas sans déformation. Dans le monde où nous vivons, des policiers à la personnalité si forte et si rayonnante, si séduisants et si beaux, ne sont pas vraiment la règle, pour le dire en termes mesurés. L’accent est par ailleurs exagérément mis sur tout ce qui fait l’objet des grandes peurs contemporaines des Américains, telles que Barry Glassner, dans son ouvrage The Culture of Fear, en a démontré, chiffres à l’appui, l’absence de fondements. À l’évidence, il y a un peu trop de pédophiles dans les séries, d’adolescents débauchés, de terroristes fanatiques, de violeurs sadiques et de tueurs en séries. Mais c’est la loi du genre : il faut des héros de ce type, et ce sont ces sujets-là qui fascinent et font frémir.
On a dit des séries télévisées qu’elles étaient à la société d’aujourd’hui ce que Balzac était à celle du début du XIXe siècle. La comparaison n’est pas dépourvue de pertinence. « Pourquoi les séries télé ont-elles une telle importance dans la vie des gens ? » demandait-on à Martin Winckler, spécialiste reconnu, en France, de ce genre de fiction, sur lequel il a publié plusieurs livres. « Parce qu’elles rythment leur vie […] et parce qu’elles parlent de la vie réelle ». Certes. Mais il y plus que cela. Si les séries télévisées parlent de la vie réelle, elles le font - en tous cas les meilleures séries américaines d’aujourd’hui - avec assez de licence artistique et ce qu’il faut d’idéalisation et de stylisation pour escamoter la maladresse, la platitude et la monotonie de l’existence réelle et des choses telles qu’elles se passent vraiment. « La réalité est un mauvais romancier » faisait remarquer, après bien d’autres, l’écrivain espagnol Javier Marias. De fait, de manière générale, la vie réelle est un bien piètre scénariste. C’est bien pourquoi pour la supporter, pour parvenir à l’aimer mais aussi pour la comprendre, nous avons tellement besoin des œuvres de fiction, dont les nouvelles séries télévisées policières sont aujourd’hui une des formes les plus abouties.