Deux cauchemars
Dans l’avant-propos de son livre sur la télévision intitulé Amusing Ourselves to Death, Neil Postman, théoricien américain de la communication, de la culture et de l’éducation décédé il y a cinq ans, pour éclairer le présent, comparait deux visions de l’avenir qui ont été proposées dans le passé ; deux « futurs d’antan », pour employer la jolie expression qui sert de titre à une rubrique de la revue française de prospective Futuribles : ceux dont nous offrent l’image les deux romans d’anticipation sociale les plus célèbres du XXe siècle, 1984 de George Orwell et Le meilleur des mondes (Brave New World) d’Aldous Huxley.
« Contrairement à une opinion répandue même chez les gens cultivés », faisait remarquer Postman, « les prophéties d’Huxley et d’Orwell sont très différentes l’une de l’autre. Orwell nous avertit du risque que nous courons d’être écrasés par une force oppressive externe. Huxley, dans sa vision, n’a nul besoin de faire intervenir un Big Brother pour expliquer que les gens seront dépossédés de leur autonomie, de leur maturité, de leur histoire. Il sait que les gens en viendront à aimer leur oppression […] Orwell craignait ceux qui nous priveraient de l’information. Huxley redoutait qu’on ne nous en abreuve au point que nous en soyons réduits à la passivité et à l’égoïsme. Orwell craignait qu’on ne nous cache la vérité. Huxley redoutait que la vérité ne soit noyée dans un océan d’insignifiances. […] Orwell craignait que ce que nous haïssons ne nous détruise. Huxley redoutait que cette destruction ne nous vienne plutôt de ce que nous aimons. »
L’analyse à laquelle se livrait Postman dans cet ouvrage portait en priorité sur l’évolution des médias, de la presse, de l’information et des moyens de communication. Mais elle avait clairement des implications pour la vie sociale dans son ensemble. L’idée de Postman était que la société américaine de l’époque où il écrivait (c’est-à-dire d’il y a vingt-cinq ans) ressemblait bien davantage au monde aliénant de plaisirs obligatoires décrit par Huxley dans son fameux roman qu’à l’univers de terreur dépeint par Orwell.
Les visions d’Orwell et d’Huxley sont emblématiques de deux images possibles de l’avenir de la planète que l’on trouve dans de nombreux romans et films de science-fiction, mais aussi des essais de réflexion politique et des livres de critique sociale. Elles correspondent à deux fantasmes qui nous obsèdent : d’une part, celui d’une société totalitaire dans laquelle un État tout-puissant régit tous les aspects de la vie des individus, leur comportement, leur langage, leurs pensées, et se fait obéir d’eux par la coercition, la terreur et la torture, en s’appuyant sur une bureaucratie omniprésente, la surveillance généralisée et l’encouragement de la délation des déviants ; de l’autre, un univers de consommation frénétique, d’hédonisme institutionnalisé et de matérialisme décadent, dominé par un ou plusieurs conglomérats d’entreprises qui manipulent les désirs des individus, où tout est achetable et vendable et où des citoyens complètement aliénés sont mus et entraînés par un irrépressible désir de jouir et de posséder.
En d’autres mots, d’un côté, l’univers de Franz Kafka, qui est aussi celui des films Brazil de Terry Gilliam (ouvertement inspiré de 1984), THX 1138 de Georges Lucas ou Minority Report de Steven Spielberg, d’après une nouvelle de Philip K. Dick ; de l’autre, le monde « anomique » décadent et violent des romans de J. G. Ballard et, précisément, de Philip K. Dick, dont la vision hallucinée d’un avenir façonné par la technologie était assez puissante pour embrasser ces deux formes différentes de cauchemars, qui ne sont d’ailleurs pas mutuellement exclusives : comme le montrent, dans l’histoire, l’exemple de la Rome antique à l’époque des derniers Empereurs, ou celui de la Chine aujourd’hui, les deux modèles ne sont pas incompatibles, régimes autoritaires et société marchande et matérialiste peuvent parfaitement coexister, au moins pour un temps.
Dans l’ensemble, on est cependant assez tenté de souscrire au diagnostic de Neil Postman. Certes, notre monde reste par endroits très « kafkaïen », on y trouve encore de somptueuses poches de bureaucratie et d’absurdité administrative. Mais depuis l’effondrement du communisme, le spectre qui hante notre avenir n’est plus d’abord et avant tout celui du totalitarisme. C’est plutôt celui d’une société individualiste et ludique de marché généralisé, d’où la solidarité aurait disparu avec presque toutes les autres valeurs traditionnelles, où le monde différencié et chatoyant des idées aurait définitivement fait place à celui des slogans publicitaires simplistes, où les rapports sociaux prendraient systématiquement la forme de transactions commerciales et où tout se transformerait en profit, nous condamnant en quelque sorte à mourir de faim au milieu de l’opulence, à la manière du roi Midas de la légende qui transformait en or tout ce qu’il touchait, même la nourriture qu’il portait à sa bouche.
Dans l’avant-propos de son livre sur la télévision intitulé Amusing Ourselves to Death, Neil Postman, théoricien américain de la communication, de la culture et de l’éducation décédé il y a cinq ans, pour éclairer le présent, comparait deux visions de l’avenir qui ont été proposées dans le passé ; deux « futurs d’antan », pour employer la jolie expression qui sert de titre à une rubrique de la revue française de prospective Futuribles : ceux dont nous offrent l’image les deux romans d’anticipation sociale les plus célèbres du XXe siècle, 1984 de George Orwell et Le meilleur des mondes (Brave New World) d’Aldous Huxley.
« Contrairement à une opinion répandue même chez les gens cultivés », faisait remarquer Postman, « les prophéties d’Huxley et d’Orwell sont très différentes l’une de l’autre. Orwell nous avertit du risque que nous courons d’être écrasés par une force oppressive externe. Huxley, dans sa vision, n’a nul besoin de faire intervenir un Big Brother pour expliquer que les gens seront dépossédés de leur autonomie, de leur maturité, de leur histoire. Il sait que les gens en viendront à aimer leur oppression […] Orwell craignait ceux qui nous priveraient de l’information. Huxley redoutait qu’on ne nous en abreuve au point que nous en soyons réduits à la passivité et à l’égoïsme. Orwell craignait qu’on ne nous cache la vérité. Huxley redoutait que la vérité ne soit noyée dans un océan d’insignifiances. […] Orwell craignait que ce que nous haïssons ne nous détruise. Huxley redoutait que cette destruction ne nous vienne plutôt de ce que nous aimons. »
L’analyse à laquelle se livrait Postman dans cet ouvrage portait en priorité sur l’évolution des médias, de la presse, de l’information et des moyens de communication. Mais elle avait clairement des implications pour la vie sociale dans son ensemble. L’idée de Postman était que la société américaine de l’époque où il écrivait (c’est-à-dire d’il y a vingt-cinq ans) ressemblait bien davantage au monde aliénant de plaisirs obligatoires décrit par Huxley dans son fameux roman qu’à l’univers de terreur dépeint par Orwell.
Les visions d’Orwell et d’Huxley sont emblématiques de deux images possibles de l’avenir de la planète que l’on trouve dans de nombreux romans et films de science-fiction, mais aussi des essais de réflexion politique et des livres de critique sociale. Elles correspondent à deux fantasmes qui nous obsèdent : d’une part, celui d’une société totalitaire dans laquelle un État tout-puissant régit tous les aspects de la vie des individus, leur comportement, leur langage, leurs pensées, et se fait obéir d’eux par la coercition, la terreur et la torture, en s’appuyant sur une bureaucratie omniprésente, la surveillance généralisée et l’encouragement de la délation des déviants ; de l’autre, un univers de consommation frénétique, d’hédonisme institutionnalisé et de matérialisme décadent, dominé par un ou plusieurs conglomérats d’entreprises qui manipulent les désirs des individus, où tout est achetable et vendable et où des citoyens complètement aliénés sont mus et entraînés par un irrépressible désir de jouir et de posséder.
En d’autres mots, d’un côté, l’univers de Franz Kafka, qui est aussi celui des films Brazil de Terry Gilliam (ouvertement inspiré de 1984), THX 1138 de Georges Lucas ou Minority Report de Steven Spielberg, d’après une nouvelle de Philip K. Dick ; de l’autre, le monde « anomique » décadent et violent des romans de J. G. Ballard et, précisément, de Philip K. Dick, dont la vision hallucinée d’un avenir façonné par la technologie était assez puissante pour embrasser ces deux formes différentes de cauchemars, qui ne sont d’ailleurs pas mutuellement exclusives : comme le montrent, dans l’histoire, l’exemple de la Rome antique à l’époque des derniers Empereurs, ou celui de la Chine aujourd’hui, les deux modèles ne sont pas incompatibles, régimes autoritaires et société marchande et matérialiste peuvent parfaitement coexister, au moins pour un temps.
Dans l’ensemble, on est cependant assez tenté de souscrire au diagnostic de Neil Postman. Certes, notre monde reste par endroits très « kafkaïen », on y trouve encore de somptueuses poches de bureaucratie et d’absurdité administrative. Mais depuis l’effondrement du communisme, le spectre qui hante notre avenir n’est plus d’abord et avant tout celui du totalitarisme. C’est plutôt celui d’une société individualiste et ludique de marché généralisé, d’où la solidarité aurait disparu avec presque toutes les autres valeurs traditionnelles, où le monde différencié et chatoyant des idées aurait définitivement fait place à celui des slogans publicitaires simplistes, où les rapports sociaux prendraient systématiquement la forme de transactions commerciales et où tout se transformerait en profit, nous condamnant en quelque sorte à mourir de faim au milieu de l’opulence, à la manière du roi Midas de la légende qui transformait en or tout ce qu’il touchait, même la nourriture qu’il portait à sa bouche.
De ce point de vue, il est un écrivain chez qui l’on peut trouver une excellente préfiguration de ce qu’est le monde aujourd’hui, en même temps que l’explication la plus complète et convaincante des raisons pour lesquelles il ne peut en aller autrement : Alexis de Tocqueville.
Tocqueville, visionnaire
Depuis quelques années, on assiste à une redécouverte des théoriciens historiques du libéralisme, plus particulièrement dans les milieux progressistes. Les intellectuels de gauche réalisent à quel point les vues d’Adam Smith sur l’économie de marché étaient beaucoup plus riches, nuancées et pétries d’humanisme que l’image qu’en donnent beaucoup de ceux qui se réclament de lui, ou que la caricature qu’en offre la vulgate « néolibérale ». Et ceux qui l’ignoraient prennent conscience de la grandeur de John Stuart Mill, qui a écrit sur les libertés civiles et la condition des femmes des pages qui conservent aujourd’hui une bonne partie de leur caractère révolutionnaire et de leur charge subversive.
Un des plus intéressants et le plus visionnaire de ces penseurs est à l’évidence Alexis de Tocqueville. Héros de toujours d’intellectuels libéraux comme le philosophe Raymond Aron, l’historien François Furet, le sociologue Raymond Boudon, l’essayiste Jean-François Revel ou l’écrivain Mario Vargas Llosa, Tocqueville apparaît aujourd’hui, aux yeux d’un cercle bien plus large, comme le vrai penseur de la société contemporaine. De fait, on ne peut qu’être frappé en le lisant de la pertinence et la pénétration de ses analyses, et de la manière dont ses observations s’appliquent au monde d’aujourd’hui.
Le fait dont part Tocqueville est l’irrésistible « égalisation des conditions » qu’il a observée lors de son voyage aux Etats-Unis et en laquelle il voit la caractéristique fondamentale des sociétés modernes. Aristocrate, Tocqueville était nostalgique des valeurs associées à un état de la société en train de disparaître. Mais il était réaliste et conscient que rien n’entraverait l’évolution engagée. Et il était passionnément attaché à la liberté, qu’il voulait défendre contre tout ce qui la menace. La passion des hommes pour l’égalité étant plus forte que leur goût de la liberté, faisait-il en effet remarquer, les « sociétés démocratiques », dont les Etats-Unis fournissent le modèle, seront toujours tentées de sacrifier la seconde à la première. Pour Tocqueville, le danger qui les guette est donc de glisser dans le despotisme, qui peut prendre différentes formes : tyrannie de la majorité sur la minorité, mais aussi pouvoir « immense et tutélaire » d’un État tout-puissant né de l’incoercible tendance à la centralisation administrative.
Sous le titre De la démocratie en Amérique, Tocqueville a publié, à cinq ans d’intervalle, deux ouvrages différents. Dans le premier, il décrit et analyse les institutions politiques américaines et explique leur fonctionnement. Mais le second ouvrage va beaucoup plus loin. Plus profond, il n’a les Etats-Unis que pour prétexte, son véritable sujet étant les « sociétés démocratiques », qui sont examinées dans leur contraste avec les « sociétés aristocratiques », par définition différentiées.
Tout à fait conscient de la portée de ses analyses, Tocqueville la souligne explicitement : « Ce que je dis de l’Amérique s’applique […] à presque tous les hommes de nos jours. La variété disparaît au sein de l’espèce humaine ; les mêmes manières d’agir, de penser et de sentir se retrouvent dans tous les coins du monde. Cela ne vient pas seulement de ce que tous les peuples se pratiquent davantage et se copient plus fidèlement, mais de ce qu’en chaque pays les hommes, s’écartant de plus en plus des idées et des sentiments particuliers à une caste, à une profession, à une famille, arrivent simultanément à ce qui tient de plus près à la constitution de l’homme, qui est partout la même. »
Aux yeux de Tocqueville, les sociétés modernes sont caractérisées par une série de traits solidaires. L’individualisme, tout d’abord : « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; […] il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul […]. » En liaison avec cette caractéristique, les sociétés démocratiques sont aussi matérialistes et hédonistes : « L’habitant des Etats-Unis s’attache aux biens de ce monde, comme s’il était assuré de ne point mourir, et il met tant de précipitation à saisir ceux qui passent à sa portée qu’il craint à chaque instant de cesser de vivre avant d’en avoir joui. »
Les affiliations et les allégeances prévalant dans la société aristocratique s’étant défaites, les sociétés modernes sont également remarquables par la multiplicité de groupes et d’associations qu’on y observe, constitués sur la base de communautés d’opinions, de croyances ou d’intérêts à moitié réelles, à moitié imaginaires : « Dans les démocraties, où les citoyens ne diffèrent jamais beaucoup les uns des autres, et se trouvent naturellement si proches qu’à chaque instant il peut leur arriver de se confondre tous dans une masse commune, il se crée une multitude de classifications artificielles et arbitraires […]. »
Elles sont aussi marquées par le conformisme intellectuel, dominées par ce que Tocqueville appelle « les gros lieux communs qui mènent le monde » : « La vie [des hommes qui vivent dans les siècles démocratiques] est si pratique, si agitée, si compliquée, si active, qu’il ne leur reste que peu de temps pour penser. Les hommes des siècles démocratiques aiment les idées générales, parce qu’elles les dispensent d’étudier les cas particuliers […]. »
Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville nous a ainsi fourni les clés nécessaires pour comprendre une série de traits en apparence contradictoires de la société contemporaine et du monde d’aujourd’hui : le mélange d’individualisme et de grégarisme, la combinaison du conformisme et de la volonté de se distinguer, la coexistence d’un fort matérialisme et de la survivance (voire du développement) des croyances religieuses, la fascination de la célébrité, la passion de l’enrichissement, la revendication des appartenances et des identités, la domination de l’économie et la fuite en avant technologique, la marchandisation du sexe et des sentiments, la tyrannie de l’opinion et l’influence des médias, le triomphe de la « pensée commune » et la dictature du « politiquement correct » : la liste est longue. D’autant plus longue qu’aux effets de la convergence évoquée par Tocqueville s’ajoutent les conséquences d’une américanisation des modes de vie à l’échelle de la planète, dont l’universalisation du « fast food » n’est que la manifestation la plus superficielle : bien plus profondes et préoccupantes sont la généralisation de la culture, du vocabulaire et des manières de penser du monde des affaires, ou la « juridisation » systématique des problèmes et des rapports sociaux.
Des hommes comme Raymond Aron et, plus encore, Raymond Boudon, se sont employés à présenter Tocqueville comme une espèce de sociologue avant la lettre, principalement préoccupé d’étudier la société de manière scientifique à l’aide d’une méthode solide et rigoureuse. Ce n’est pas comme cela que je le vois. Observateur et acteur de la vie politique, Tocqueville est pour moi un humaniste dans la tradition de Montaigne et de Pascal, qu’il admirait et dont on trouve une trace des idées et un écho de nombreuses formules dans bien des pages de la seconde Démocratie en Amérique. C’était aussi un exceptionnel écrivain au style simple et superbe, comme le montrent, à côté de ses maîtres-livres, ses merveilleux Souvenirs ou son élégante correspondance. Quoi qu’il en soit, parce qu’il observait attentivement ce qu’il voyait autour de lui, y réfléchissait intensément et essayait de le décrire sans préjugés dans une langue claire et précise, plus que n’importe qui d’autre, il a su capter et faire saisir des caractéristiques essentielles de la société moderne, si fondamentales qu’elles déterminent encore largement le fonctionnement du monde contemporain.
Certes, Alexis de Tocqueville n’a pas tout anticipé de ce qu’est le monde aujourd’hui, ni de ce qu’il pourrait devenir. Il n’a prévu ni l’essor démographique, ni l’explosion technologique et ses conséquences intellectuelles, psychologiques et sociales, ni l’épuisement des ressources énergétiques et naturelles, ni l’impact de la combinaison de ces facteurs, qui conditionnent notre avenir, dans un environnement physiquement limité. Mais en dessinant la forme générale des rapports sociaux dans un monde modelé par l’égalité des conditions, et en analysant ses conséquences, il nous aide à comprendre la société mondiale dans lequel nous vivons et les mécanismes qui gouvernent son évolution.
Le monde de demain
Une population réduite et vieillissante de nantis perdus dans des rêves de jeunesse éternelle, voire d’immortalité, obsédés par les plaisirs, le sexe, la célébrité et l’acquisition de biens matériels ; tout occupés, dans un univers de mégalopoles saturé de technologies, à se réfugier dans des mondes imaginaires et le divertissement de jeux dont la cruauté est souvent un ingrédient, tandis que sur le reste de la planète à moitié détruite on se bat pour survivre ; assiégés dans une forteresse férocement gardée, contre les remparts de laquelle viennent battre des vagues de jeunes pauvres affamés : parfois, en regardant les actualités télévisées du soir, on a l’impression de se trouver plongé dans un univers de science-fiction, celui des films Soleil Vert ou Blade Runner (Los Angeles en 2019 selon Ridley Scott, n’est-ce pas un peu Las Vegas ou Shanghai aujourd’hui ?)
Sommes-nous déjà, vivrons-nous bientôt, dans le monde d’Huxley, dans celui d’Orwell, voire dans un monde combinant leurs pires traits à tous deux ? Alexis de Tocqueville, qui a déploré le sort fait aux Indiens d’Amérique et leurs conditions d’existence, dénoncé l’esclavage des Noirs, critiqué les idées racistes de Gobineau, plaidé pour une colonisation humaine en Algérie et proposé, pour lutter contre le paupérisme et faire disparaître la misère, des mesures de charité publique très éloignées du « laissez-faire » des libéraux radicaux, était un homme éclairé et généreux. Plutôt pessimiste de tempérament, c’était aussi quelqu’un qui s’efforçait de rester optimiste au sujet de la capacité des hommes d’influencer leur histoire et leur destin : « Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères. » Peut-être. Dans les limites où prendre conscience d’un état de fait et comprendre les raisons qui en rendent compte peut contribuer à influencer l’évolution de la situation dont il est le reflet, à la manière dont les réflexions de Montaigne nous soutiennent dans la conduite de notre vie individuelle, les analyses de Tocqueville peuvent collectivement nous aider à faire en sorte que le monde de demain ne soit ni celui d’Huxley, ni celui d’Orwell, ni aucun des mondes terribles et effrayants que nous proposent la littérature et le cinéma d’anticipation, mais quelque chose d’autre, dont nous n’avons pas encore idée aujourd’hui.
Tocqueville, visionnaire
Depuis quelques années, on assiste à une redécouverte des théoriciens historiques du libéralisme, plus particulièrement dans les milieux progressistes. Les intellectuels de gauche réalisent à quel point les vues d’Adam Smith sur l’économie de marché étaient beaucoup plus riches, nuancées et pétries d’humanisme que l’image qu’en donnent beaucoup de ceux qui se réclament de lui, ou que la caricature qu’en offre la vulgate « néolibérale ». Et ceux qui l’ignoraient prennent conscience de la grandeur de John Stuart Mill, qui a écrit sur les libertés civiles et la condition des femmes des pages qui conservent aujourd’hui une bonne partie de leur caractère révolutionnaire et de leur charge subversive.
Un des plus intéressants et le plus visionnaire de ces penseurs est à l’évidence Alexis de Tocqueville. Héros de toujours d’intellectuels libéraux comme le philosophe Raymond Aron, l’historien François Furet, le sociologue Raymond Boudon, l’essayiste Jean-François Revel ou l’écrivain Mario Vargas Llosa, Tocqueville apparaît aujourd’hui, aux yeux d’un cercle bien plus large, comme le vrai penseur de la société contemporaine. De fait, on ne peut qu’être frappé en le lisant de la pertinence et la pénétration de ses analyses, et de la manière dont ses observations s’appliquent au monde d’aujourd’hui.
Le fait dont part Tocqueville est l’irrésistible « égalisation des conditions » qu’il a observée lors de son voyage aux Etats-Unis et en laquelle il voit la caractéristique fondamentale des sociétés modernes. Aristocrate, Tocqueville était nostalgique des valeurs associées à un état de la société en train de disparaître. Mais il était réaliste et conscient que rien n’entraverait l’évolution engagée. Et il était passionnément attaché à la liberté, qu’il voulait défendre contre tout ce qui la menace. La passion des hommes pour l’égalité étant plus forte que leur goût de la liberté, faisait-il en effet remarquer, les « sociétés démocratiques », dont les Etats-Unis fournissent le modèle, seront toujours tentées de sacrifier la seconde à la première. Pour Tocqueville, le danger qui les guette est donc de glisser dans le despotisme, qui peut prendre différentes formes : tyrannie de la majorité sur la minorité, mais aussi pouvoir « immense et tutélaire » d’un État tout-puissant né de l’incoercible tendance à la centralisation administrative.
Sous le titre De la démocratie en Amérique, Tocqueville a publié, à cinq ans d’intervalle, deux ouvrages différents. Dans le premier, il décrit et analyse les institutions politiques américaines et explique leur fonctionnement. Mais le second ouvrage va beaucoup plus loin. Plus profond, il n’a les Etats-Unis que pour prétexte, son véritable sujet étant les « sociétés démocratiques », qui sont examinées dans leur contraste avec les « sociétés aristocratiques », par définition différentiées.
Tout à fait conscient de la portée de ses analyses, Tocqueville la souligne explicitement : « Ce que je dis de l’Amérique s’applique […] à presque tous les hommes de nos jours. La variété disparaît au sein de l’espèce humaine ; les mêmes manières d’agir, de penser et de sentir se retrouvent dans tous les coins du monde. Cela ne vient pas seulement de ce que tous les peuples se pratiquent davantage et se copient plus fidèlement, mais de ce qu’en chaque pays les hommes, s’écartant de plus en plus des idées et des sentiments particuliers à une caste, à une profession, à une famille, arrivent simultanément à ce qui tient de plus près à la constitution de l’homme, qui est partout la même. »
Aux yeux de Tocqueville, les sociétés modernes sont caractérisées par une série de traits solidaires. L’individualisme, tout d’abord : « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; […] il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul […]. » En liaison avec cette caractéristique, les sociétés démocratiques sont aussi matérialistes et hédonistes : « L’habitant des Etats-Unis s’attache aux biens de ce monde, comme s’il était assuré de ne point mourir, et il met tant de précipitation à saisir ceux qui passent à sa portée qu’il craint à chaque instant de cesser de vivre avant d’en avoir joui. »
Les affiliations et les allégeances prévalant dans la société aristocratique s’étant défaites, les sociétés modernes sont également remarquables par la multiplicité de groupes et d’associations qu’on y observe, constitués sur la base de communautés d’opinions, de croyances ou d’intérêts à moitié réelles, à moitié imaginaires : « Dans les démocraties, où les citoyens ne diffèrent jamais beaucoup les uns des autres, et se trouvent naturellement si proches qu’à chaque instant il peut leur arriver de se confondre tous dans une masse commune, il se crée une multitude de classifications artificielles et arbitraires […]. »
Elles sont aussi marquées par le conformisme intellectuel, dominées par ce que Tocqueville appelle « les gros lieux communs qui mènent le monde » : « La vie [des hommes qui vivent dans les siècles démocratiques] est si pratique, si agitée, si compliquée, si active, qu’il ne leur reste que peu de temps pour penser. Les hommes des siècles démocratiques aiment les idées générales, parce qu’elles les dispensent d’étudier les cas particuliers […]. »
Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville nous a ainsi fourni les clés nécessaires pour comprendre une série de traits en apparence contradictoires de la société contemporaine et du monde d’aujourd’hui : le mélange d’individualisme et de grégarisme, la combinaison du conformisme et de la volonté de se distinguer, la coexistence d’un fort matérialisme et de la survivance (voire du développement) des croyances religieuses, la fascination de la célébrité, la passion de l’enrichissement, la revendication des appartenances et des identités, la domination de l’économie et la fuite en avant technologique, la marchandisation du sexe et des sentiments, la tyrannie de l’opinion et l’influence des médias, le triomphe de la « pensée commune » et la dictature du « politiquement correct » : la liste est longue. D’autant plus longue qu’aux effets de la convergence évoquée par Tocqueville s’ajoutent les conséquences d’une américanisation des modes de vie à l’échelle de la planète, dont l’universalisation du « fast food » n’est que la manifestation la plus superficielle : bien plus profondes et préoccupantes sont la généralisation de la culture, du vocabulaire et des manières de penser du monde des affaires, ou la « juridisation » systématique des problèmes et des rapports sociaux.
Des hommes comme Raymond Aron et, plus encore, Raymond Boudon, se sont employés à présenter Tocqueville comme une espèce de sociologue avant la lettre, principalement préoccupé d’étudier la société de manière scientifique à l’aide d’une méthode solide et rigoureuse. Ce n’est pas comme cela que je le vois. Observateur et acteur de la vie politique, Tocqueville est pour moi un humaniste dans la tradition de Montaigne et de Pascal, qu’il admirait et dont on trouve une trace des idées et un écho de nombreuses formules dans bien des pages de la seconde Démocratie en Amérique. C’était aussi un exceptionnel écrivain au style simple et superbe, comme le montrent, à côté de ses maîtres-livres, ses merveilleux Souvenirs ou son élégante correspondance. Quoi qu’il en soit, parce qu’il observait attentivement ce qu’il voyait autour de lui, y réfléchissait intensément et essayait de le décrire sans préjugés dans une langue claire et précise, plus que n’importe qui d’autre, il a su capter et faire saisir des caractéristiques essentielles de la société moderne, si fondamentales qu’elles déterminent encore largement le fonctionnement du monde contemporain.
Certes, Alexis de Tocqueville n’a pas tout anticipé de ce qu’est le monde aujourd’hui, ni de ce qu’il pourrait devenir. Il n’a prévu ni l’essor démographique, ni l’explosion technologique et ses conséquences intellectuelles, psychologiques et sociales, ni l’épuisement des ressources énergétiques et naturelles, ni l’impact de la combinaison de ces facteurs, qui conditionnent notre avenir, dans un environnement physiquement limité. Mais en dessinant la forme générale des rapports sociaux dans un monde modelé par l’égalité des conditions, et en analysant ses conséquences, il nous aide à comprendre la société mondiale dans lequel nous vivons et les mécanismes qui gouvernent son évolution.
Le monde de demain
Une population réduite et vieillissante de nantis perdus dans des rêves de jeunesse éternelle, voire d’immortalité, obsédés par les plaisirs, le sexe, la célébrité et l’acquisition de biens matériels ; tout occupés, dans un univers de mégalopoles saturé de technologies, à se réfugier dans des mondes imaginaires et le divertissement de jeux dont la cruauté est souvent un ingrédient, tandis que sur le reste de la planète à moitié détruite on se bat pour survivre ; assiégés dans une forteresse férocement gardée, contre les remparts de laquelle viennent battre des vagues de jeunes pauvres affamés : parfois, en regardant les actualités télévisées du soir, on a l’impression de se trouver plongé dans un univers de science-fiction, celui des films Soleil Vert ou Blade Runner (Los Angeles en 2019 selon Ridley Scott, n’est-ce pas un peu Las Vegas ou Shanghai aujourd’hui ?)
Sommes-nous déjà, vivrons-nous bientôt, dans le monde d’Huxley, dans celui d’Orwell, voire dans un monde combinant leurs pires traits à tous deux ? Alexis de Tocqueville, qui a déploré le sort fait aux Indiens d’Amérique et leurs conditions d’existence, dénoncé l’esclavage des Noirs, critiqué les idées racistes de Gobineau, plaidé pour une colonisation humaine en Algérie et proposé, pour lutter contre le paupérisme et faire disparaître la misère, des mesures de charité publique très éloignées du « laissez-faire » des libéraux radicaux, était un homme éclairé et généreux. Plutôt pessimiste de tempérament, c’était aussi quelqu’un qui s’efforçait de rester optimiste au sujet de la capacité des hommes d’influencer leur histoire et leur destin : « Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères. » Peut-être. Dans les limites où prendre conscience d’un état de fait et comprendre les raisons qui en rendent compte peut contribuer à influencer l’évolution de la situation dont il est le reflet, à la manière dont les réflexions de Montaigne nous soutiennent dans la conduite de notre vie individuelle, les analyses de Tocqueville peuvent collectivement nous aider à faire en sorte que le monde de demain ne soit ni celui d’Huxley, ni celui d’Orwell, ni aucun des mondes terribles et effrayants que nous proposent la littérature et le cinéma d’anticipation, mais quelque chose d’autre, dont nous n’avons pas encore idée aujourd’hui.