Une comédie sentimentale désenchantée
L’histoire racontée par Woody Allen dans son film Vicky Cristina Barcelona n’a pas grand-chose à voir avec Barcelone, la Catalogne ou l’Espagne. La Barcelone qu’on y entrevoit est une ville de carte postale (les architectures tarabiscotées et multicolores de Gaudi, le parc d’attraction du Tibidabo accroché à flanc de colline) ; la Catalogne y est si peu présente qu’en quatre-vingt-dix minutes, on n’entend pas un seul mot de catalan ; et l’Espagne qui lui sert de décor se réduit à une série de clichés. Une scène qui joue un rôle pivot dans le récit est ainsi celle d’une sérénade de guitare, dans les jardins embaumés d’une propriété d’Oviédo, à la lumière des étoiles, dans l’air doux de la nuit : à part celle d’une corrida, on trouvera difficilement une image de l’Espagne plus conventionnellement emblématique.
Si Barcelone est l’endroit où les choses se passent (en tous cas pour l’essentiel), parce qu’elles doivent bien se passer quelque part, ce qui intéresse Woody Allen n’est en effet pas Barcelone : c’est Vicky et Cristina, et ce qui leur arrive.
Au départ, semble-t-il, Woody Allen, qui aime l’Europe à la manière dont l’aiment les Américains lorsqu’ils l’aiment (c’est-à-dire souvent), et qui a décidé il y a plusieurs années qu’il y tournerait désormais ses films, voulait effectivement réaliser un film dans lequel Barcelone et Gaudi joueraient un rôle central. Mais « chassez le naturel, il revient au galop » : tel que nous le voyons aujourd’hui, Vicky Cristina Barcelona est en réalité une comédie de mœurs douce-amère, une fable morale ironique, une comédie sentimentale enlevée et brillante sur le modèle des meilleurs comédies romantiques New-Yorkaises de Woody Allen : Annie Hall, Manhattan, ou Stardust Memories.
C’est cependant un film plus profond et plus abouti que ces anciens succès : observateur aussi subtil et perspicace qu’il l’était il y a trente ans, Woody Allen, qui a aujourd’hui soixante-treize ans, est aussi un homme plus sage et plus averti qu’il ne l’était quand il réalisait ces films. Toujours aussi aiguë, sa vision de la vie est à présent plus instruite, plus lucide et plus désenchantée.
Comme son modèle Ingmar Bergman, dans un style toutefois moins sombre et tourmenté, Woody Allen, à travers plusieurs dizaines de films d’apparence très différente, s’est en réalité constamment intéressé à un seul et unique sujet : la vie compliquée des sentiments, plus particulièrement des sentiments amoureux. Dans Vicky Cristina Barcelona, il le traite avec un brio tout particulier.
L’histoire est celle de deux jeunes américaines invitées à séjourner durant l’été chez des parents éloignés de l’une d’entre elles, un couple de compatriotes établis à Barcelone. Vicky (Rebecca Hall) est brune, studieuse et sérieuse ; elle est fiancée à un jeune homme d’affaires américain ambitieux et plein d’avenir, Doug (Chris Messina). Cristina (Scarlett Johansson) est blonde, rebelle et en quête d’aventures de toutes espèces, y compris amoureuses, de préférence avec des marginaux et des artistes. Les deux jeunes femmes font la connaissance d’un peintre ténébreux et mal rasé, beau comme un modèle de Dolce§Gabbana, Juan Antonio (Javier Bardem), personnage à la réputation sulfureuse entouré d’une aura de drame : on raconte qu’il est resté éperdument amoureux de sa femme Maria Elena (Penélope Cruz), dont il s’est séparé après qu’elle ait tenté de le tuer d’un coup de couteau.
Juan Antonio fait aux deux jeunes femmes des propositions très directes (veulent-elles l’accompagner à Oviédo pour « drink good wines and make love » ?), que Cristina accepte, entraînant son amie, passablement réticente, dans l’aventure. Suite à un concours de circonstance, contre toute attente, la première nuit que Juan Antonio passe en compagnie d’une des deux jeunes femmes, plutôt qu’avec Cristina, c’est avec Vicky. Il s’agit de la fameuse nuit de sérénade, qui laisse à la jeune femme un souvenir brûlant.
Puis, les choses reprennent leur trajectoire normale, c'est-à-dire le cours prévu : Cristina a une aventure avec le peintre et finit par s’installer chez lui. Elle fait la connaissance de son ex-femme Maria Elena, que Juan Antonio prend la responsabilité d’héberger après qu’elle ait commis une tentative de suicide. Après une période de tensions bien compréhensibles (c’est son ex-femme, et une personne d’un tempérament chaud à l’équilibre psychologique fragile), leurs relations évoluent et tournent à l’affection. Juan Antonio, Maria Elena et Cristina forment un trio amoureux épanoui dans leur amour mutuel et la passion de la création : Juan Antonio et sa volcanique ex-épouse peignent, Cristina fait de la photo sous leur supervision.
Entretemps, le fiancé de Vicky a débarqué à Barcelone : il a en effet décidé qu’il serait exotique et amusant qu’ils se marient en Espagne. Vicky, qui ne revoit jamais Juan Antonio sans émotion, hésite, puis cède : elle épouse Doug sur place.
Mais à mesure que l’été avance, les choses se gâtent des deux côtés. Sous l’emprise de ce que Maria Elena appelle son « insatisfaction chronique », Cristina se retire brusquement du trio et part pour la France en quête de ce qu’elle est apparemment incapable de trouver nulle part. Sans l’adjuvant de sa présence et en l’absence du troisième élément qui le tenait soudé, le couple des deux artistes s’effondre à nouveau : une fois encore, Juan Antonio et Maria Elena se séparent dans les disputes et les cris.
De son côté, Vicky s’ennuie avec son très puéril et bien trop sérieux jeune mari. Sa parente de Barcelone, qui projette sur la jeune femme ses propres frustrations (« I still love my husband » dit-elle à Vicky, « but I’m no longer in love with him »), l’incite à avoir une aventure avec Juan Antonio, dont elle est à l’évidence encore amoureuse. Au moment où la chose pourrait se concrétiser, Maria Elena surgit, un révolver à la main. Des coups de feux éclatent sans occasionner de blessures graves, sauf une, fatale, à leur aventure adultère potentielle, morte avant même d’avoir commencé.
L’été est fini, les deux jeunes femmes et Doug quittent Barcelone. Cristina, qui ne sait toujours pas ce qu’elle veut, « mais très bien ce qu’elle ne veut pas » et Vicky, qui n’a pas eu le courage de vouloir jusqu’au bout ce qu’elle voulait sans le reconnaître, retournent aux États-Unis.
Ni l’audace irréfléchie et immature de la première, ni la lâcheté de la seconde (au bout du compte, la perspective de la vie confortable que lui offrait Doug l’a emporté sur ses sentiments) ne les ont conduites au bonheur. Mais toutes les deux ont connu quelques moments très heureux. La morale de l’histoire (et la leçon du film) est qu’il ne faut pas demander beaucoup plus que cela à la vie : chanceux sont ceux à qui elle fait déjà ce cadeau.
Les secrets d’une réussite
Vicky Cristina Barcelona est un film rempli de clichés, et pas seulement au sujet de l’Espagne : les situations et les caractères aussi correspondent souvent à des modèles très convenus. La confrontation de jeunes américaines naïves au professionnalisme amoureux des hommes du vieux continent est un leit-motiv de la littérature et du cinéma depuis au moins Henry James ; de Jules et Jim à Butch Cassidy et le Kid, le ménage à trois est un poncif du cinéma de comédie dramatique ; et les couples (notamment d’artistes) qui se déchirent dans les excès de l’amour-haine ont été vus mille fois à l’écran.
Woody Allen ne pouvait pas l’ignorer. Mais il s’en moquait. Ainsi qu’on l’a pertinemment fait remarquer, c’est délibérément qu’il a utilisés de tels clichés, tout son talent consistant à en jouer pour en tirer une œuvre tout à fait personnelle et très réussie.
A quoi tient cette réussite ? On la mettra difficilement au crédit des acteurs. Un peu curieusement, la critique, surtout américaine, s’est confondue en admiration devant le jeu outré de Penélope Cruz, certains allant même jusqu’à la comparer à Anna Magnani. En personnage de femme latine extravertie, elle a pourtant déjà été meilleure dans d’autres films ; Almodovar a réussi à tirer davantage d’elle ; et ses dons d’actrice se montrent mieux dans un film comme Non Ti Muovere de Sergio Castellito, dans lequel elle incarne une femme du peuple de manière au moins aussi convaincante (sinon davantage) que Sofia Loren dans Una Giornata particolare.
On dira la même chose de Javier Bardem, au jeu assez neutre et sans mérite particulier, ainsi que de Scarlett Johansson, que Woody Allen, on le sait depuis Match Point et Scoop, filme toujours avec une grande gourmandise, mais qu’il a réussi à faire jouer ici avec une salutaire sobriété. S’il fallait distinguer quelqu’un dans la distribution, ce serait plutôt Rebecca Hall, une actrice anglaise peu connue et d’une beauté moins ostensible, qui lui permet de faire éclater avec talent à l’écran cette vérité bien connue : quand les gens aiment et se savent aimés, ils deviennent beaux.
On a souligné les qualités formelles du film : la splendeur des décors, le soin apporté au choix des cadrages et à la composition des images. Il faudrait aussi mentionner la bande sonore. Dans l’esprit de forte couleur locale du récit, elle est pour une part faite d’espagnolades d’Albeniz. Mais son thème central est un morceau du groupe Giulia y los Tellarini, précisément intitulé Barcelona, dont les accents acidulés contribuent à créer l’atmosphère du film et dont la mélodie sautillante aide à lui conférer son rythme allègre.
L’atout majeur de Vicky Cristina Barcelona, et ce qui fait largement le plaisir qu’on éprouve à voir ce film, c’est en effet la manière brillante et attachante dont l’histoire est racontée. Un des grands attraits des films de Woody Allen a toujours été la qualité de leurs dialogues, très écrits, très littéraires, à la manière de ceux de Rohmer. On a justement évoqué à ce propos les « contes moraux » du cinéaste français, auxquels ce film fait songer par son ton de brillant marivaudage, dans une langue et un esprit contemporains : les personnages ne savent peut-être pas ce qu’ils veulent, mais ils trouvent toujours la manière la plus brillante de le dire, et parlent de leurs sentiments mal assurés avec une cette heureuse sûreté d’expression qu’on n’a jamais dans la vie.
Mais il y a aussi le rythme du récit, qui ne laisse pas au spectateur le temps de s’ennuyer : pas une seconde de temps mort, on est totalement immergé dans les péripéties de l’histoire et avide de savoir comment celle-ci va finir. Un élément qui joue un rôle clé à cet égard est la narration en troisième personne en voix off. Ce procédé souvent utilisé, on l’a relevé, par François Truffaut, permet en effet à Woody Allen d’aller très vite, en faisant l’économie des transitions, en sautant les développements superflus, pour passer elliptiquement d’un épisode marquant à un autre.
Un film très européen
Bergman, Rohmer, Truffaut : ces références le montrent, Woody Allen est le plus européen des cinéastes américains. Héritier, en un sens, de la tradition des grands réalisateurs Hollywoodiens de comédies romantiques de l’avant-guerre et de l’après-guerre, qui étaient souvent des émigrés d’Europe centrale (Ernst Lubitsch, Billy Wilder, Otto Preminger), Woody Allen, dans sa conception du cinéma, sa manière de filmer et le type d’histoires qu’il aime raconter (des histoires mettant aux prises un petit nombre de personnages bavards et tourmentés, unis par des relations sentimentales compliquées dans le décor unique d’une ville), est en même temps et peut-être surtout très proche du cinéma d’auteur européen. C’est d’ailleurs sans doute une des raisons pour lesquelles il est tellement apprécié sur notre continent, davantage, on le sait, qu’aux États-Unis.
En choisissant de venir tourner ses films en Europe, Woody Allen n’obéissait donc pas exclusivement à des considérations pratiques. Plus profondément, en émigrant sur le vieux continent, il faisait coïncider son lieu de travail avec l’endroit où s’est développée une source importante de son inspiration. C’est ce que l’on vérifie une fois encore avec Vicky Cristina Barcelona, un film qui n’est pas européen seulement parce que l’histoire se passe à Barcelone, qui est aussi et surtout un très beau film, à la fois triste et gai, comme est la vie.
L’histoire racontée par Woody Allen dans son film Vicky Cristina Barcelona n’a pas grand-chose à voir avec Barcelone, la Catalogne ou l’Espagne. La Barcelone qu’on y entrevoit est une ville de carte postale (les architectures tarabiscotées et multicolores de Gaudi, le parc d’attraction du Tibidabo accroché à flanc de colline) ; la Catalogne y est si peu présente qu’en quatre-vingt-dix minutes, on n’entend pas un seul mot de catalan ; et l’Espagne qui lui sert de décor se réduit à une série de clichés. Une scène qui joue un rôle pivot dans le récit est ainsi celle d’une sérénade de guitare, dans les jardins embaumés d’une propriété d’Oviédo, à la lumière des étoiles, dans l’air doux de la nuit : à part celle d’une corrida, on trouvera difficilement une image de l’Espagne plus conventionnellement emblématique.
Si Barcelone est l’endroit où les choses se passent (en tous cas pour l’essentiel), parce qu’elles doivent bien se passer quelque part, ce qui intéresse Woody Allen n’est en effet pas Barcelone : c’est Vicky et Cristina, et ce qui leur arrive.
Au départ, semble-t-il, Woody Allen, qui aime l’Europe à la manière dont l’aiment les Américains lorsqu’ils l’aiment (c’est-à-dire souvent), et qui a décidé il y a plusieurs années qu’il y tournerait désormais ses films, voulait effectivement réaliser un film dans lequel Barcelone et Gaudi joueraient un rôle central. Mais « chassez le naturel, il revient au galop » : tel que nous le voyons aujourd’hui, Vicky Cristina Barcelona est en réalité une comédie de mœurs douce-amère, une fable morale ironique, une comédie sentimentale enlevée et brillante sur le modèle des meilleurs comédies romantiques New-Yorkaises de Woody Allen : Annie Hall, Manhattan, ou Stardust Memories.
C’est cependant un film plus profond et plus abouti que ces anciens succès : observateur aussi subtil et perspicace qu’il l’était il y a trente ans, Woody Allen, qui a aujourd’hui soixante-treize ans, est aussi un homme plus sage et plus averti qu’il ne l’était quand il réalisait ces films. Toujours aussi aiguë, sa vision de la vie est à présent plus instruite, plus lucide et plus désenchantée.
Comme son modèle Ingmar Bergman, dans un style toutefois moins sombre et tourmenté, Woody Allen, à travers plusieurs dizaines de films d’apparence très différente, s’est en réalité constamment intéressé à un seul et unique sujet : la vie compliquée des sentiments, plus particulièrement des sentiments amoureux. Dans Vicky Cristina Barcelona, il le traite avec un brio tout particulier.
L’histoire est celle de deux jeunes américaines invitées à séjourner durant l’été chez des parents éloignés de l’une d’entre elles, un couple de compatriotes établis à Barcelone. Vicky (Rebecca Hall) est brune, studieuse et sérieuse ; elle est fiancée à un jeune homme d’affaires américain ambitieux et plein d’avenir, Doug (Chris Messina). Cristina (Scarlett Johansson) est blonde, rebelle et en quête d’aventures de toutes espèces, y compris amoureuses, de préférence avec des marginaux et des artistes. Les deux jeunes femmes font la connaissance d’un peintre ténébreux et mal rasé, beau comme un modèle de Dolce§Gabbana, Juan Antonio (Javier Bardem), personnage à la réputation sulfureuse entouré d’une aura de drame : on raconte qu’il est resté éperdument amoureux de sa femme Maria Elena (Penélope Cruz), dont il s’est séparé après qu’elle ait tenté de le tuer d’un coup de couteau.
Juan Antonio fait aux deux jeunes femmes des propositions très directes (veulent-elles l’accompagner à Oviédo pour « drink good wines and make love » ?), que Cristina accepte, entraînant son amie, passablement réticente, dans l’aventure. Suite à un concours de circonstance, contre toute attente, la première nuit que Juan Antonio passe en compagnie d’une des deux jeunes femmes, plutôt qu’avec Cristina, c’est avec Vicky. Il s’agit de la fameuse nuit de sérénade, qui laisse à la jeune femme un souvenir brûlant.
Puis, les choses reprennent leur trajectoire normale, c'est-à-dire le cours prévu : Cristina a une aventure avec le peintre et finit par s’installer chez lui. Elle fait la connaissance de son ex-femme Maria Elena, que Juan Antonio prend la responsabilité d’héberger après qu’elle ait commis une tentative de suicide. Après une période de tensions bien compréhensibles (c’est son ex-femme, et une personne d’un tempérament chaud à l’équilibre psychologique fragile), leurs relations évoluent et tournent à l’affection. Juan Antonio, Maria Elena et Cristina forment un trio amoureux épanoui dans leur amour mutuel et la passion de la création : Juan Antonio et sa volcanique ex-épouse peignent, Cristina fait de la photo sous leur supervision.
Entretemps, le fiancé de Vicky a débarqué à Barcelone : il a en effet décidé qu’il serait exotique et amusant qu’ils se marient en Espagne. Vicky, qui ne revoit jamais Juan Antonio sans émotion, hésite, puis cède : elle épouse Doug sur place.
Mais à mesure que l’été avance, les choses se gâtent des deux côtés. Sous l’emprise de ce que Maria Elena appelle son « insatisfaction chronique », Cristina se retire brusquement du trio et part pour la France en quête de ce qu’elle est apparemment incapable de trouver nulle part. Sans l’adjuvant de sa présence et en l’absence du troisième élément qui le tenait soudé, le couple des deux artistes s’effondre à nouveau : une fois encore, Juan Antonio et Maria Elena se séparent dans les disputes et les cris.
De son côté, Vicky s’ennuie avec son très puéril et bien trop sérieux jeune mari. Sa parente de Barcelone, qui projette sur la jeune femme ses propres frustrations (« I still love my husband » dit-elle à Vicky, « but I’m no longer in love with him »), l’incite à avoir une aventure avec Juan Antonio, dont elle est à l’évidence encore amoureuse. Au moment où la chose pourrait se concrétiser, Maria Elena surgit, un révolver à la main. Des coups de feux éclatent sans occasionner de blessures graves, sauf une, fatale, à leur aventure adultère potentielle, morte avant même d’avoir commencé.
L’été est fini, les deux jeunes femmes et Doug quittent Barcelone. Cristina, qui ne sait toujours pas ce qu’elle veut, « mais très bien ce qu’elle ne veut pas » et Vicky, qui n’a pas eu le courage de vouloir jusqu’au bout ce qu’elle voulait sans le reconnaître, retournent aux États-Unis.
Ni l’audace irréfléchie et immature de la première, ni la lâcheté de la seconde (au bout du compte, la perspective de la vie confortable que lui offrait Doug l’a emporté sur ses sentiments) ne les ont conduites au bonheur. Mais toutes les deux ont connu quelques moments très heureux. La morale de l’histoire (et la leçon du film) est qu’il ne faut pas demander beaucoup plus que cela à la vie : chanceux sont ceux à qui elle fait déjà ce cadeau.
Les secrets d’une réussite
Vicky Cristina Barcelona est un film rempli de clichés, et pas seulement au sujet de l’Espagne : les situations et les caractères aussi correspondent souvent à des modèles très convenus. La confrontation de jeunes américaines naïves au professionnalisme amoureux des hommes du vieux continent est un leit-motiv de la littérature et du cinéma depuis au moins Henry James ; de Jules et Jim à Butch Cassidy et le Kid, le ménage à trois est un poncif du cinéma de comédie dramatique ; et les couples (notamment d’artistes) qui se déchirent dans les excès de l’amour-haine ont été vus mille fois à l’écran.
Woody Allen ne pouvait pas l’ignorer. Mais il s’en moquait. Ainsi qu’on l’a pertinemment fait remarquer, c’est délibérément qu’il a utilisés de tels clichés, tout son talent consistant à en jouer pour en tirer une œuvre tout à fait personnelle et très réussie.
A quoi tient cette réussite ? On la mettra difficilement au crédit des acteurs. Un peu curieusement, la critique, surtout américaine, s’est confondue en admiration devant le jeu outré de Penélope Cruz, certains allant même jusqu’à la comparer à Anna Magnani. En personnage de femme latine extravertie, elle a pourtant déjà été meilleure dans d’autres films ; Almodovar a réussi à tirer davantage d’elle ; et ses dons d’actrice se montrent mieux dans un film comme Non Ti Muovere de Sergio Castellito, dans lequel elle incarne une femme du peuple de manière au moins aussi convaincante (sinon davantage) que Sofia Loren dans Una Giornata particolare.
On dira la même chose de Javier Bardem, au jeu assez neutre et sans mérite particulier, ainsi que de Scarlett Johansson, que Woody Allen, on le sait depuis Match Point et Scoop, filme toujours avec une grande gourmandise, mais qu’il a réussi à faire jouer ici avec une salutaire sobriété. S’il fallait distinguer quelqu’un dans la distribution, ce serait plutôt Rebecca Hall, une actrice anglaise peu connue et d’une beauté moins ostensible, qui lui permet de faire éclater avec talent à l’écran cette vérité bien connue : quand les gens aiment et se savent aimés, ils deviennent beaux.
On a souligné les qualités formelles du film : la splendeur des décors, le soin apporté au choix des cadrages et à la composition des images. Il faudrait aussi mentionner la bande sonore. Dans l’esprit de forte couleur locale du récit, elle est pour une part faite d’espagnolades d’Albeniz. Mais son thème central est un morceau du groupe Giulia y los Tellarini, précisément intitulé Barcelona, dont les accents acidulés contribuent à créer l’atmosphère du film et dont la mélodie sautillante aide à lui conférer son rythme allègre.
L’atout majeur de Vicky Cristina Barcelona, et ce qui fait largement le plaisir qu’on éprouve à voir ce film, c’est en effet la manière brillante et attachante dont l’histoire est racontée. Un des grands attraits des films de Woody Allen a toujours été la qualité de leurs dialogues, très écrits, très littéraires, à la manière de ceux de Rohmer. On a justement évoqué à ce propos les « contes moraux » du cinéaste français, auxquels ce film fait songer par son ton de brillant marivaudage, dans une langue et un esprit contemporains : les personnages ne savent peut-être pas ce qu’ils veulent, mais ils trouvent toujours la manière la plus brillante de le dire, et parlent de leurs sentiments mal assurés avec une cette heureuse sûreté d’expression qu’on n’a jamais dans la vie.
Mais il y a aussi le rythme du récit, qui ne laisse pas au spectateur le temps de s’ennuyer : pas une seconde de temps mort, on est totalement immergé dans les péripéties de l’histoire et avide de savoir comment celle-ci va finir. Un élément qui joue un rôle clé à cet égard est la narration en troisième personne en voix off. Ce procédé souvent utilisé, on l’a relevé, par François Truffaut, permet en effet à Woody Allen d’aller très vite, en faisant l’économie des transitions, en sautant les développements superflus, pour passer elliptiquement d’un épisode marquant à un autre.
Un film très européen
Bergman, Rohmer, Truffaut : ces références le montrent, Woody Allen est le plus européen des cinéastes américains. Héritier, en un sens, de la tradition des grands réalisateurs Hollywoodiens de comédies romantiques de l’avant-guerre et de l’après-guerre, qui étaient souvent des émigrés d’Europe centrale (Ernst Lubitsch, Billy Wilder, Otto Preminger), Woody Allen, dans sa conception du cinéma, sa manière de filmer et le type d’histoires qu’il aime raconter (des histoires mettant aux prises un petit nombre de personnages bavards et tourmentés, unis par des relations sentimentales compliquées dans le décor unique d’une ville), est en même temps et peut-être surtout très proche du cinéma d’auteur européen. C’est d’ailleurs sans doute une des raisons pour lesquelles il est tellement apprécié sur notre continent, davantage, on le sait, qu’aux États-Unis.
En choisissant de venir tourner ses films en Europe, Woody Allen n’obéissait donc pas exclusivement à des considérations pratiques. Plus profondément, en émigrant sur le vieux continent, il faisait coïncider son lieu de travail avec l’endroit où s’est développée une source importante de son inspiration. C’est ce que l’on vérifie une fois encore avec Vicky Cristina Barcelona, un film qui n’est pas européen seulement parce que l’histoire se passe à Barcelone, qui est aussi et surtout un très beau film, à la fois triste et gai, comme est la vie.