Deux amis
Dans le cadre d’une série d’émissions baptisée Au cœur de la nuit (Durch die Nacht mit), qui mérite parfaitement son nom puisque le programme se termine à minuit et demie, la chaîne de télévision franco-allemande ARTE a diffusé un reportage insolite et intéressant réalisé par Edda Baumann-von Broen, une journaliste allemande établie aux États-Unis.
Durant toute une soirée, la réalisatrice a accompagné à New York deux professeurs d’économie parmi les plus fameux aux États-Unis et dans le monde : le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, ancien conseiller économique de Bill Clinton et ex-économiste en chef de la Banque Mondiale, qu’il n’est presque plus nécessaire de présenter ; et l’homme que The New York Times a surnommé « the guru of Wall Street gurus », Bruce Greenwald, de l’Université de Columbia, spécialiste renommé de la question de la valeur d’investissement (value investing), une approche particulière des placements boursiers.
Souvent présenté comme un des pères du « nouveau Keynésianisme », et connu pour ses travaux sur la mondialisation, Joseph Stiglitz est un économiste « liberal ». Proche des milieux conservateurs et de ceux de la finance, Greenwald est un théoricien de l’autre bord. Mais ils ont écrit des ouvrages ensemble, ils sont amis et s’entendent visiblement très bien, tout en plaisantant sur leurs divergences politiques. « De manière générale, êtes-vous optimistes ou pessimistes en matière économique », leur demande-t-on. Réponse de Greenwald : « Joe est optimiste quand les démocrates sont au pouvoir, et pessimiste lorsque ce sont les républicains. Et lorsqu’il est pessimiste, moi, je suis optimiste ».
Les deux hommes ont une allure et un style très différents, en contradiction frappante avec leurs positions idéologiques. Un homme de gauche, Stiglitz est pourtant habillé de manière très stricte et conventionnelle : costume trois-pièces, cravate, manteau bien coupé. Mais Greenwald se présente de manière très décontractée, col ouvert et en blouson (un blouson Prada, sans doute, mais c’est le principe qui compte).
Plutôt de petite taille, s’exprimant d’une voix posée avec un accent d’Oxford, Stiglitz a le léger embonpoint caractéristique des intellectuels sexagénaires. Greenwald est, lui, « énorme » dans tous les sens du mot : obèse, même par rapport aux standards américains, corpulent au point de marcher avec difficulté, en s’appuyant sur une canne, il parle haut et fort et éclate d’un rire tonitruant toutes les trois minutes.
Des deux, il est le plus pittoresque et le plus haut en couleur : jovial, sarcastique à la limite du cynisme, les yeux brillants de gaieté, il est aussi très sûr de lui et volontiers péremptoire. Plus discret et réservé, Stiglitz pose davantage de questions qu’il ne fait de déclarations. Il est vrai que le sujet de leur conversation est la crise financière, plus particulièrement dans ses aspects boursiers, dont Stiglitz est moins familier que son ami.
Courtiers, journalistes et marchands d’art
Le reportage est construit autour d’une série de rencontres entre les deux distingués scholars et plusieurs acteurs New Yorkais de l’économie et de la finance : un responsable du Stock Exchange de Wall Street, un vendeur d’art suisse du nom de Simon de Pury, un reporter du Wall Street Journal, un agent immobilier. Avec chacun d’eux, Stiglitz et Greenwald discutent de la crise : comment s’est-elle déclarée dans leur secteur, à quel point les effets s’en font-ils sentir, etc. Souvent, l’entretien prend un tour amusant. « Qu’envisagez-vous pour l’avenir », demandent les deux économistes au marchand d’art et à l’agent immobilier. « Eh bien, cela dépend de la durée de la crise. Vous êtes les spécialistes, que prévoyez-vous ? » Stiglitz et Greenwald semblent d’accord qu’il faut s’attendre à une récession grave d’au moins deux ans. Après, on verra. Cela dépend.
On apprend un certain nombre de choses. Oui, le marché de l’art est déprimé. Tout comme celui de l’immobilier. Le marché des appartements de luxe est affecté, certes, mais pas trop. Il faut dire que les prix s’étaient élevés à des hauteurs ahurissantes, proprement vertigineuses. Des biens qui valaient dix millions de dollars il y cinq ans se vendaient à trente, quarante ou cinquante millions de dollars juste avant la crise. (Que peut-on acheter pour dix millions de dollars à New York ? Un penthouse avec vue sur Central Park ? Ce n’est peut-être même pas sûr).
Les deux entretiens avec le responsable de la Bourse et le journaliste étaient les plus intéressants. Oui, les traders avaient perdu la tête et ne réalisaient qu’imparfaitement les risques qu’ils prenaient. Mais, dans l’ensemble, tout le monde savait que cela ne pouvait pas durer éternellement, que, tôt ou tard, les choses allaient tourner mal. Simplement, personne n’arrêtait, parce que chacun voulait faire un maximum de profit avant l’inévitable catastrophe. Comme pratiquement tous les commentateurs, à plusieurs reprises, tant Stiglitz que Greenwald font à cet égard le parallèle avec le krach de 1929.
Entre leurs rendez-vous et au cours de ceux-ci, les deux économistes, qui sillonnent les rues de Manhattan dans une limousine noire de la taille d’un petit paquebot, se livrent à des confidences. Joseph Stiglitz se rappelle avoir publié un article qui prédisait les événements de cet hiver il y a plus de dix ans. Lorsqu’ils passent à proximité de « Ground Zero », Greenwald révèle que le 11 septembre 2001, il avait été invité à un petit déjeuner de presse dans la tour nord du World Trade Center. Il avait décliné (on l’aurait deviné). Il raconte aussi en détail les aventures financières de son neveu. Il y a un certain temps, il avait été décidé de confier à celui-ci, pour l’investir aussi judicieusement que possible, une partie importante du patrimoine de la famille : deux millions et demi de dollars qui se sont rapidement transformés en cinq millions, puis bien davantage. Avec la crise, son capital a brusquement dégringolé à deux millions et demi de dollars, et même plus bas encore. Mais il avait eu le bon sens de souscrire une assurance, et au moment où tout semblait perdu, il a été indemnisé à hauteur de six millions de dollars.
A un moment donné, traversant Chinatown, les deux hommes descendent de voiture. Greenwald, dont la nourriture est visiblement une passion, fait goûter à son ami deux sortes différentes de sandwichs chinois fourrés à la viande de porc, dont il se délecte. C’est l’occasion de parler de la mondialisation, de ses avantages et de ses inconvénients. Moitié sérieusement, moitié pour plaisanter, comme c’est le plus souvent le cas avec lui, Greenwald affirme que la solution au problème du changement climatique est d’entasser les gens dans les villes, pour limiter les déplacements et les dépenses d’énergie.
La soirée se termine par un dîner en tête à tête au fameux restaurant Steak House Grill le Delmonico’s. Greenwald n’a pas terriblement faim, « à cause des sandwichs chinois », mais il commande tout de même un filet pur et des « Delmonico’s potatoes ». Il n’y en a plus. Il se rabat sur des pommes de terre frites ordinaires. On interroge le garçon sur les effets de la crise sur la fréquentation du restaurant et sur la gestion des stocks de « Delmonico’s Potatoes ».
Stiglitz informe son interlocuteur que le Secrétaire général de l’ONU l’a chargé d’une mission d’étude qui pourrait notamment déboucher sur une réforme du FMI. Greenwald lui donne un conseil : « Les gens n’aiment pas les idées nouvelles. Fais référence à Keynes aussi souvent que tu le peux ». Puis, il fait, au sujet des répercussions de la crise, des prévisions un peu bizarres. C’est en Allemagne que ses conséquences seront les plus profondes, affirme Greenwald, « parce que le pays est le plus industrialisé ». L’opinion générale est plutôt que les pays européens qui souffriront le plus sont le Royaume-Uni, parce que l’économie financière s’y est développée aussi fort qu’aux États-Unis, et l’Espagne, parce que son économie est largement « tirée par le crédit » et que la construction et l’immobilier y jouaient un rôle central.
Stiglitz sort son portefeuille pour payer l’addition et raconte à Greenwald l’histoire du film Slumdog Millionnaire. Greenwald fait la démonstration qu’il connait les noms de tous les personnages illustres dont les portraits figurent sur les différents billets de banque américains : George Washington pour le billet de un dollar, bien sûr, mais aussi Alexander Hamilton pour celui de dix dollars, Andrew Jackson pour celui de vingt, Ulysses Grant pour le billet de cinquante dollars, etc. Il peut même identifier, en fonction d’une lettre-code qu’on trouve sur chaque billet, la banque fédérale qui l’a émis (New York, Boston ou Philadelphie).
Une affaire d’hommes
Que retenir de tout cela ? Dire qu’on en sait beaucoup plus sur la crise économique et financière après avoir vu ce film serait très exagéré, pour le dire gentiment. Ceux qui l’ignoraient encore auront été frappés par le luxe dans lequel vivent les Happy Few qui composent l’élite économique super-privilégiée de New York. Le New York qu’on a eu sous les yeux n’est en effet clairement pas celui des pauvres noirs sans logis et des vendeurs de crack des rues du Bronx. L’appartement occupé par l’agent immobilier est une espèce de petit palais étalé sur un étage, décoré avec ce luxe de mauvais goût dont certains riches américains semblent avoir le secret ; et le bureau du marchand d’art est un petit musée « postmoderne » orné de « jouets artistiques » chinois qui ne feront le bonheur d’aucun enfant, de fauteuils signés de grands noms qui ressemblent à des instruments de torture, et d’un lampadaire en forme de spirale doté d’un numéro de téléphone, sur lequel s’affichent les messages sms qu’on lui envoie. (Son créateur a baptisée cette lampe du joli nom de Lolita, preuve de son génie et de sa clairvoyance, souligne Simon de Pury, parce que ce n’est qu’après avoir terminé son œuvre qu’il a pris connaissance de la célèbre phrase qui ouvre le roman du même nom de Vladimir Nabokov : « Lolita, light of my life »).
Dans l’ensemble, on aura cependant pu passer une heure en compagnie de deux personnes intelligentes et attachantes. Et on aura pleinement réalisé à quel point l’économie reste une science pleine d’incertitudes et limitée dans sa capacité prédictive. Plus généralement, on aura compris combien l’économie dans les deux sens de ce mot (economy et economics, la réalité économique et la science économique), est et demeure, pour le meilleur et pour le pire, une affaire d’hommes : ce sont bien des hommes qui en sont les acteurs, avec toutes leurs qualités mais aussi leurs faiblesses et leurs défauts, et ce sont des hommes qui l’étudient, avec toutes les possibilités qu’ils ont de se tromper.
Last but not least, on aura eu le plaisir d’entendre à plusieurs reprises quelques mesures de la musique envoûtante de Philip Glass, que la réalisatrice a eu l’heureuse idée de choisir comme illustration sonore pour son film, et dont les accents étranges accompagnaient invariablement le glissement majestueux de la limousine des deux économistes dans les lumières de la nuit de New York.
Dans le cadre d’une série d’émissions baptisée Au cœur de la nuit (Durch die Nacht mit), qui mérite parfaitement son nom puisque le programme se termine à minuit et demie, la chaîne de télévision franco-allemande ARTE a diffusé un reportage insolite et intéressant réalisé par Edda Baumann-von Broen, une journaliste allemande établie aux États-Unis.
Durant toute une soirée, la réalisatrice a accompagné à New York deux professeurs d’économie parmi les plus fameux aux États-Unis et dans le monde : le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, ancien conseiller économique de Bill Clinton et ex-économiste en chef de la Banque Mondiale, qu’il n’est presque plus nécessaire de présenter ; et l’homme que The New York Times a surnommé « the guru of Wall Street gurus », Bruce Greenwald, de l’Université de Columbia, spécialiste renommé de la question de la valeur d’investissement (value investing), une approche particulière des placements boursiers.
Souvent présenté comme un des pères du « nouveau Keynésianisme », et connu pour ses travaux sur la mondialisation, Joseph Stiglitz est un économiste « liberal ». Proche des milieux conservateurs et de ceux de la finance, Greenwald est un théoricien de l’autre bord. Mais ils ont écrit des ouvrages ensemble, ils sont amis et s’entendent visiblement très bien, tout en plaisantant sur leurs divergences politiques. « De manière générale, êtes-vous optimistes ou pessimistes en matière économique », leur demande-t-on. Réponse de Greenwald : « Joe est optimiste quand les démocrates sont au pouvoir, et pessimiste lorsque ce sont les républicains. Et lorsqu’il est pessimiste, moi, je suis optimiste ».
Les deux hommes ont une allure et un style très différents, en contradiction frappante avec leurs positions idéologiques. Un homme de gauche, Stiglitz est pourtant habillé de manière très stricte et conventionnelle : costume trois-pièces, cravate, manteau bien coupé. Mais Greenwald se présente de manière très décontractée, col ouvert et en blouson (un blouson Prada, sans doute, mais c’est le principe qui compte).
Plutôt de petite taille, s’exprimant d’une voix posée avec un accent d’Oxford, Stiglitz a le léger embonpoint caractéristique des intellectuels sexagénaires. Greenwald est, lui, « énorme » dans tous les sens du mot : obèse, même par rapport aux standards américains, corpulent au point de marcher avec difficulté, en s’appuyant sur une canne, il parle haut et fort et éclate d’un rire tonitruant toutes les trois minutes.
Des deux, il est le plus pittoresque et le plus haut en couleur : jovial, sarcastique à la limite du cynisme, les yeux brillants de gaieté, il est aussi très sûr de lui et volontiers péremptoire. Plus discret et réservé, Stiglitz pose davantage de questions qu’il ne fait de déclarations. Il est vrai que le sujet de leur conversation est la crise financière, plus particulièrement dans ses aspects boursiers, dont Stiglitz est moins familier que son ami.
Courtiers, journalistes et marchands d’art
Le reportage est construit autour d’une série de rencontres entre les deux distingués scholars et plusieurs acteurs New Yorkais de l’économie et de la finance : un responsable du Stock Exchange de Wall Street, un vendeur d’art suisse du nom de Simon de Pury, un reporter du Wall Street Journal, un agent immobilier. Avec chacun d’eux, Stiglitz et Greenwald discutent de la crise : comment s’est-elle déclarée dans leur secteur, à quel point les effets s’en font-ils sentir, etc. Souvent, l’entretien prend un tour amusant. « Qu’envisagez-vous pour l’avenir », demandent les deux économistes au marchand d’art et à l’agent immobilier. « Eh bien, cela dépend de la durée de la crise. Vous êtes les spécialistes, que prévoyez-vous ? » Stiglitz et Greenwald semblent d’accord qu’il faut s’attendre à une récession grave d’au moins deux ans. Après, on verra. Cela dépend.
On apprend un certain nombre de choses. Oui, le marché de l’art est déprimé. Tout comme celui de l’immobilier. Le marché des appartements de luxe est affecté, certes, mais pas trop. Il faut dire que les prix s’étaient élevés à des hauteurs ahurissantes, proprement vertigineuses. Des biens qui valaient dix millions de dollars il y cinq ans se vendaient à trente, quarante ou cinquante millions de dollars juste avant la crise. (Que peut-on acheter pour dix millions de dollars à New York ? Un penthouse avec vue sur Central Park ? Ce n’est peut-être même pas sûr).
Les deux entretiens avec le responsable de la Bourse et le journaliste étaient les plus intéressants. Oui, les traders avaient perdu la tête et ne réalisaient qu’imparfaitement les risques qu’ils prenaient. Mais, dans l’ensemble, tout le monde savait que cela ne pouvait pas durer éternellement, que, tôt ou tard, les choses allaient tourner mal. Simplement, personne n’arrêtait, parce que chacun voulait faire un maximum de profit avant l’inévitable catastrophe. Comme pratiquement tous les commentateurs, à plusieurs reprises, tant Stiglitz que Greenwald font à cet égard le parallèle avec le krach de 1929.
Entre leurs rendez-vous et au cours de ceux-ci, les deux économistes, qui sillonnent les rues de Manhattan dans une limousine noire de la taille d’un petit paquebot, se livrent à des confidences. Joseph Stiglitz se rappelle avoir publié un article qui prédisait les événements de cet hiver il y a plus de dix ans. Lorsqu’ils passent à proximité de « Ground Zero », Greenwald révèle que le 11 septembre 2001, il avait été invité à un petit déjeuner de presse dans la tour nord du World Trade Center. Il avait décliné (on l’aurait deviné). Il raconte aussi en détail les aventures financières de son neveu. Il y a un certain temps, il avait été décidé de confier à celui-ci, pour l’investir aussi judicieusement que possible, une partie importante du patrimoine de la famille : deux millions et demi de dollars qui se sont rapidement transformés en cinq millions, puis bien davantage. Avec la crise, son capital a brusquement dégringolé à deux millions et demi de dollars, et même plus bas encore. Mais il avait eu le bon sens de souscrire une assurance, et au moment où tout semblait perdu, il a été indemnisé à hauteur de six millions de dollars.
A un moment donné, traversant Chinatown, les deux hommes descendent de voiture. Greenwald, dont la nourriture est visiblement une passion, fait goûter à son ami deux sortes différentes de sandwichs chinois fourrés à la viande de porc, dont il se délecte. C’est l’occasion de parler de la mondialisation, de ses avantages et de ses inconvénients. Moitié sérieusement, moitié pour plaisanter, comme c’est le plus souvent le cas avec lui, Greenwald affirme que la solution au problème du changement climatique est d’entasser les gens dans les villes, pour limiter les déplacements et les dépenses d’énergie.
La soirée se termine par un dîner en tête à tête au fameux restaurant Steak House Grill le Delmonico’s. Greenwald n’a pas terriblement faim, « à cause des sandwichs chinois », mais il commande tout de même un filet pur et des « Delmonico’s potatoes ». Il n’y en a plus. Il se rabat sur des pommes de terre frites ordinaires. On interroge le garçon sur les effets de la crise sur la fréquentation du restaurant et sur la gestion des stocks de « Delmonico’s Potatoes ».
Stiglitz informe son interlocuteur que le Secrétaire général de l’ONU l’a chargé d’une mission d’étude qui pourrait notamment déboucher sur une réforme du FMI. Greenwald lui donne un conseil : « Les gens n’aiment pas les idées nouvelles. Fais référence à Keynes aussi souvent que tu le peux ». Puis, il fait, au sujet des répercussions de la crise, des prévisions un peu bizarres. C’est en Allemagne que ses conséquences seront les plus profondes, affirme Greenwald, « parce que le pays est le plus industrialisé ». L’opinion générale est plutôt que les pays européens qui souffriront le plus sont le Royaume-Uni, parce que l’économie financière s’y est développée aussi fort qu’aux États-Unis, et l’Espagne, parce que son économie est largement « tirée par le crédit » et que la construction et l’immobilier y jouaient un rôle central.
Stiglitz sort son portefeuille pour payer l’addition et raconte à Greenwald l’histoire du film Slumdog Millionnaire. Greenwald fait la démonstration qu’il connait les noms de tous les personnages illustres dont les portraits figurent sur les différents billets de banque américains : George Washington pour le billet de un dollar, bien sûr, mais aussi Alexander Hamilton pour celui de dix dollars, Andrew Jackson pour celui de vingt, Ulysses Grant pour le billet de cinquante dollars, etc. Il peut même identifier, en fonction d’une lettre-code qu’on trouve sur chaque billet, la banque fédérale qui l’a émis (New York, Boston ou Philadelphie).
Une affaire d’hommes
Que retenir de tout cela ? Dire qu’on en sait beaucoup plus sur la crise économique et financière après avoir vu ce film serait très exagéré, pour le dire gentiment. Ceux qui l’ignoraient encore auront été frappés par le luxe dans lequel vivent les Happy Few qui composent l’élite économique super-privilégiée de New York. Le New York qu’on a eu sous les yeux n’est en effet clairement pas celui des pauvres noirs sans logis et des vendeurs de crack des rues du Bronx. L’appartement occupé par l’agent immobilier est une espèce de petit palais étalé sur un étage, décoré avec ce luxe de mauvais goût dont certains riches américains semblent avoir le secret ; et le bureau du marchand d’art est un petit musée « postmoderne » orné de « jouets artistiques » chinois qui ne feront le bonheur d’aucun enfant, de fauteuils signés de grands noms qui ressemblent à des instruments de torture, et d’un lampadaire en forme de spirale doté d’un numéro de téléphone, sur lequel s’affichent les messages sms qu’on lui envoie. (Son créateur a baptisée cette lampe du joli nom de Lolita, preuve de son génie et de sa clairvoyance, souligne Simon de Pury, parce que ce n’est qu’après avoir terminé son œuvre qu’il a pris connaissance de la célèbre phrase qui ouvre le roman du même nom de Vladimir Nabokov : « Lolita, light of my life »).
Dans l’ensemble, on aura cependant pu passer une heure en compagnie de deux personnes intelligentes et attachantes. Et on aura pleinement réalisé à quel point l’économie reste une science pleine d’incertitudes et limitée dans sa capacité prédictive. Plus généralement, on aura compris combien l’économie dans les deux sens de ce mot (economy et economics, la réalité économique et la science économique), est et demeure, pour le meilleur et pour le pire, une affaire d’hommes : ce sont bien des hommes qui en sont les acteurs, avec toutes leurs qualités mais aussi leurs faiblesses et leurs défauts, et ce sont des hommes qui l’étudient, avec toutes les possibilités qu’ils ont de se tromper.
Last but not least, on aura eu le plaisir d’entendre à plusieurs reprises quelques mesures de la musique envoûtante de Philip Glass, que la réalisatrice a eu l’heureuse idée de choisir comme illustration sonore pour son film, et dont les accents étranges accompagnaient invariablement le glissement majestueux de la limousine des deux économistes dans les lumières de la nuit de New York.