« On a dit fort bien que, si les triangles faisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés », écrivait (lui-même fort bien) Montesquieu, dans Les Lettres persanes. Rarement une journée s’achève sans nous avoir fourni une occasion supplémentaire de vérifier la justesse de cette observation.
Il y a quelques mois, l’économiste américain Peter T. Leeson a publié un nouveau livre, apparemment promis à un grand succès. En référence/clin d’œil au célèbre ennemi juré de Peter Pan, le Capitaine Crochet (Hook en anglais), il est intitulé : The Invisible Hook: The Hidden Economics of Pirates. Contrairement aux précédentes publications de ce distingué professeur, il ne s’agit pas d’un ouvrage académique, puisqu’il relève de cette catégorie très prisée aujourd’hui qu’on appelle Popular Economics : des livres d’érudition amusante écrits par des universitaires, (un peu) pour leurs collègues et (beaucoup) à l’attention du grand public.
Au cours des dernières années, toute une série d’ouvrages de ce type sont apparus sur les tables des librairies, qui ont tous été des best-sellers : The Armchair Economist: Economics and Everyday Life, par Steven E. Landsburg ; Freakonomics: A Rogue Economist Explores the Hidden Side of Everything, par Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner ; The Economic Naturalist: In Search of Explanations for Everyday Enigmas, par Robert H. Frank ; The Undercover Economist et The Logic of Life: The Rational Economics of an Irrational World, par Tim Haford (qui a d’ailleurs positivement rendu compte du livre de Leeson dans sa rubrique du Financial Times), etc
Comme l’indiquent sans mystère leurs titres très révélateurs, l’idée défendue dans tous ces ouvrages, et leur thème central, sont que, derrière leur désordre apparent, la vie sociale, la vie psychologique et la vie quotidienne sont largement gouvernées par des lois comparables à celles que l’on utilise en science économique. Ceci, parce que les comportements individuels et collectifs que l’on a spontanément tendance à considérer comme les plus arbitraires et les plus irrationnels obéissent en réalité (c’est en tous ce qu’affirment ces auteurs) à une très forte logique : celle d’acteurs rationnels cherchant à maximiser leur intérêt.
Dans le sillage de l’école de Chicago et le prolongement des travaux de Gary S. Becker, ces vulgarisateurs de l’économie (d’une certaine conception de l’économie et d’une certaine doctrine économique, pour être précis), se sont souvent intéressés aux comportements illégaux, déviants et délinquants, a priori les moins susceptibles d’explication rationnelle et en apparence tout sauf le résultat d’un calcul, parce que censément l’expression des instincts les plus primaires et le produit de pulsions incontrôlables : le trafic de drogue, la prostitution, le crime sous toutes ses formes, etc. L’idée est que, si même ce qui se passe dans ces domaines obéit à des lois quasi-économiques, alors, il n’y a vraiment rien dans la société qui ne relève de telles lois.
Exactement dans cet esprit, dans The Invisible Hook, Peter T. Leeson s’emploie à mettre en évidence les mécanismes qu’il postule à l’œuvre derrière les manières brutales et les comportements sauvages des pirates. Ainsi qu’il l’exprimait très bien lui-même dans un entretien accordé lors de la sortie du livre : « L’idée présentée dans The Invisible Hook est que les pirates, bien qu’ils fussent des criminels, n’en étaient pas moins mus par leur intérêt personnel. Ils ont ainsi été conduits à bâtir des systèmes de gouvernement et des structures sociales qui leur permettaient de poursuivre avec plus de succès leurs objectifs criminels. Ils ne pouvaient pour cela s’appuyer sur l’Etat. Plus que n’importe qui d’autre, ils avaient besoin de définir un système de lois et de règles qui leur rendait possible de rester ensemble suffisamment longtemps pour voler efficacement ».
On savait depuis longtemps que la société pirate, celle des fameux pirates des Caraïbes aux XVIIe et XVIIIe siècles, loin de constituer une communauté en proie à l’anarchie permanente, était en réalité très organisée et fonctionnait sur la base d’un certain nombre de règles (le célèbre « code pirate ») régissant toutes leurs activités, de la conduite et du commandement du navire au partage du butin, en passant par la consommation de rhum et l’attitude à l’égard des femmes.
Mais cet ordre réel sous-jacent à un désordre apparent n’a pas toujours été interprété comme le signe et la preuve que la société pirate était une société pré-capitaliste d’agents économiques (un peu spéciaux, il est vrai) passant librement entre eux des contrats établis dans le but de défendre et préserver leurs intérêts matériels individuels.
Il y a de cela une trentaine d’années, dans un article qui fit sensation intitulé « Radical Pirates », l’historien anglais Christopher Hill, par exemple, avançait l’idée que, parmi les pirates, figuraient de nombreux « Dissenters », ces dissidents protestants radicaux auxquels il a consacré plusieurs travaux. De ce groupe, il semblerait bien que faisait notamment partie Daniel Defoe, l’écrivain non conformiste et satiriste passé dans l’Histoire comme l’auteur de Robinson Crusoé, dont Christopher Hill affirme que c’est lui qui se dissimulait derrière le mystérieux Captain Charles Johnson, l’auteur du fameux ouvrage A General History of the Robberies and Murders of the most notorious Pyrates : une compilation de biographies des plus célèbres forbans et de récits de leurs sinistres exploits, qui contient une bonne partie de ce que nous savons à leur sujet.
Comme plusieurs autres grands historiens britanniques de l’époque, dont E. P. Thompson et Eric Hobsbawm, ainsi que de très nombreux intellectuels et scientifiques anglais de cette génération, Christopher Hill était communiste. Dans son esprit, sans être bien sûr des saints, des idéalistes ou des révolutionnaires, les pirates étaient fortement influencés par l’idéologie égalitariste et rebelle des Dissenters. Et, selon lui, les vues de ces derniers se reflétaient fortement dans l’organisation de la communauté pirate.
Alors, qui étaient vraiment William Kidd, John Bowen, Blackbeard, Jack Rackham, Charles Vane, Mary Read et Anne Bonny (les deux célèbres femmes pirates) ? Qu’étaient ces marginaux dont Michel Le Bris et Gilles Lapouge, pour prendre deux auteurs francophones contemporains, nous ont peint avec talent l’incroyable saga et auxquels les pittoresques aventures cinématographiques de Jack Sparrow/Johnny Depp nous font rêver ?
Etaient-ils des proto-capitalistes ou des communistes avant la lettre ? Des libertaires de droite (Peter T. Leeson est libertarian) ou des libertaires de gauche ? En vertu du mécanisme de projection décrit par Montesquieu dans sa jolie formule, tout dépend apparemment de celui qui les regarde.
Il y a quelques mois, l’économiste américain Peter T. Leeson a publié un nouveau livre, apparemment promis à un grand succès. En référence/clin d’œil au célèbre ennemi juré de Peter Pan, le Capitaine Crochet (Hook en anglais), il est intitulé : The Invisible Hook: The Hidden Economics of Pirates. Contrairement aux précédentes publications de ce distingué professeur, il ne s’agit pas d’un ouvrage académique, puisqu’il relève de cette catégorie très prisée aujourd’hui qu’on appelle Popular Economics : des livres d’érudition amusante écrits par des universitaires, (un peu) pour leurs collègues et (beaucoup) à l’attention du grand public.
Au cours des dernières années, toute une série d’ouvrages de ce type sont apparus sur les tables des librairies, qui ont tous été des best-sellers : The Armchair Economist: Economics and Everyday Life, par Steven E. Landsburg ; Freakonomics: A Rogue Economist Explores the Hidden Side of Everything, par Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner ; The Economic Naturalist: In Search of Explanations for Everyday Enigmas, par Robert H. Frank ; The Undercover Economist et The Logic of Life: The Rational Economics of an Irrational World, par Tim Haford (qui a d’ailleurs positivement rendu compte du livre de Leeson dans sa rubrique du Financial Times), etc
Comme l’indiquent sans mystère leurs titres très révélateurs, l’idée défendue dans tous ces ouvrages, et leur thème central, sont que, derrière leur désordre apparent, la vie sociale, la vie psychologique et la vie quotidienne sont largement gouvernées par des lois comparables à celles que l’on utilise en science économique. Ceci, parce que les comportements individuels et collectifs que l’on a spontanément tendance à considérer comme les plus arbitraires et les plus irrationnels obéissent en réalité (c’est en tous ce qu’affirment ces auteurs) à une très forte logique : celle d’acteurs rationnels cherchant à maximiser leur intérêt.
Dans le sillage de l’école de Chicago et le prolongement des travaux de Gary S. Becker, ces vulgarisateurs de l’économie (d’une certaine conception de l’économie et d’une certaine doctrine économique, pour être précis), se sont souvent intéressés aux comportements illégaux, déviants et délinquants, a priori les moins susceptibles d’explication rationnelle et en apparence tout sauf le résultat d’un calcul, parce que censément l’expression des instincts les plus primaires et le produit de pulsions incontrôlables : le trafic de drogue, la prostitution, le crime sous toutes ses formes, etc. L’idée est que, si même ce qui se passe dans ces domaines obéit à des lois quasi-économiques, alors, il n’y a vraiment rien dans la société qui ne relève de telles lois.
Exactement dans cet esprit, dans The Invisible Hook, Peter T. Leeson s’emploie à mettre en évidence les mécanismes qu’il postule à l’œuvre derrière les manières brutales et les comportements sauvages des pirates. Ainsi qu’il l’exprimait très bien lui-même dans un entretien accordé lors de la sortie du livre : « L’idée présentée dans The Invisible Hook est que les pirates, bien qu’ils fussent des criminels, n’en étaient pas moins mus par leur intérêt personnel. Ils ont ainsi été conduits à bâtir des systèmes de gouvernement et des structures sociales qui leur permettaient de poursuivre avec plus de succès leurs objectifs criminels. Ils ne pouvaient pour cela s’appuyer sur l’Etat. Plus que n’importe qui d’autre, ils avaient besoin de définir un système de lois et de règles qui leur rendait possible de rester ensemble suffisamment longtemps pour voler efficacement ».
On savait depuis longtemps que la société pirate, celle des fameux pirates des Caraïbes aux XVIIe et XVIIIe siècles, loin de constituer une communauté en proie à l’anarchie permanente, était en réalité très organisée et fonctionnait sur la base d’un certain nombre de règles (le célèbre « code pirate ») régissant toutes leurs activités, de la conduite et du commandement du navire au partage du butin, en passant par la consommation de rhum et l’attitude à l’égard des femmes.
Mais cet ordre réel sous-jacent à un désordre apparent n’a pas toujours été interprété comme le signe et la preuve que la société pirate était une société pré-capitaliste d’agents économiques (un peu spéciaux, il est vrai) passant librement entre eux des contrats établis dans le but de défendre et préserver leurs intérêts matériels individuels.
Il y a de cela une trentaine d’années, dans un article qui fit sensation intitulé « Radical Pirates », l’historien anglais Christopher Hill, par exemple, avançait l’idée que, parmi les pirates, figuraient de nombreux « Dissenters », ces dissidents protestants radicaux auxquels il a consacré plusieurs travaux. De ce groupe, il semblerait bien que faisait notamment partie Daniel Defoe, l’écrivain non conformiste et satiriste passé dans l’Histoire comme l’auteur de Robinson Crusoé, dont Christopher Hill affirme que c’est lui qui se dissimulait derrière le mystérieux Captain Charles Johnson, l’auteur du fameux ouvrage A General History of the Robberies and Murders of the most notorious Pyrates : une compilation de biographies des plus célèbres forbans et de récits de leurs sinistres exploits, qui contient une bonne partie de ce que nous savons à leur sujet.
Comme plusieurs autres grands historiens britanniques de l’époque, dont E. P. Thompson et Eric Hobsbawm, ainsi que de très nombreux intellectuels et scientifiques anglais de cette génération, Christopher Hill était communiste. Dans son esprit, sans être bien sûr des saints, des idéalistes ou des révolutionnaires, les pirates étaient fortement influencés par l’idéologie égalitariste et rebelle des Dissenters. Et, selon lui, les vues de ces derniers se reflétaient fortement dans l’organisation de la communauté pirate.
Alors, qui étaient vraiment William Kidd, John Bowen, Blackbeard, Jack Rackham, Charles Vane, Mary Read et Anne Bonny (les deux célèbres femmes pirates) ? Qu’étaient ces marginaux dont Michel Le Bris et Gilles Lapouge, pour prendre deux auteurs francophones contemporains, nous ont peint avec talent l’incroyable saga et auxquels les pittoresques aventures cinématographiques de Jack Sparrow/Johnny Depp nous font rêver ?
Etaient-ils des proto-capitalistes ou des communistes avant la lettre ? Des libertaires de droite (Peter T. Leeson est libertarian) ou des libertaires de gauche ? En vertu du mécanisme de projection décrit par Montesquieu dans sa jolie formule, tout dépend apparemment de celui qui les regarde.