« First, the songs […], next, the dancing », écrivait dans sa nécrologie de Michael Jackson le magazine anglais The Economist. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cet ordre. Pour tous ceux qui ne sont pas des critiques musicaux professionnels comme l’est, on l’imagine, l’auteur anonyme de cet Obituary, la première chose à dire de Michael Jackson est plutôt qu’il était un fabuleux danseur.
Il suffit de regarder quelques images de « Thriller» ou de « Bad » : tous les protagonistes de ces clips sont d’excellents danseurs, certains même des virtuoses. Mais Jackson a ostensiblement quelque chose de plus : il est toujours plus rapide, ses gestes sont plus larges, plus enlevés et plus élégants, il saute plus haut, rebondit de façon plus élastique, se désarticule plus fort, sa marche liquide comme du mercure coulant à quelques centimètres au dessus du sol le ferait reconnaître même de dos au milieu d’un groupe de vingt ou trente personne en mouvement, il a l’air fait d’une autre matière que de la chair et des os, quelque chose d’à la fois caoutchouteux, léger, aérien et spirituel, un peu comme Fred Astaire, auquel il a souvent et très justement été comparé et qui n’a pas manqué d’exprimer son admiration pour ses prouesses.
Dans les dossiers spéciaux publiés par les journaux et magazines du monde entier à l’occasion du décès de la « dernière idole » du show business, largement répétitifs, copiés les uns sur les autres et d’un ton comiquement emphatique, l’extraordinaire danseur qu’était Michael Jackson est toutefois largement éclipsé par la trouble personnalité de l’homme, l’étrange personnage qu’il s’était au départ simplement fabriqué et qu’il a fini par réellement devenir : l’espèce d’ange ou d’extra-terrestre qu’il avait le sentiment d’être, apparemment, qu’il voulait en tous cas assurément convaincre qu’il était, ni blanc ni noir, ni homme ni femme, ni enfant ni adulte, une créature indéfinissable tout droit sortie d’un de ces contes de fée qu’il aimait tant, l’avatar moderne de cette figure de Peter Pan auquel, comme on sait, il s’était presque totalement identifié.
Avant d’être un dessin animé, faut-il le rappeler, Peter Pan était une pièce de théâtre - significativement, le rôle-titre était toujours interprété par une femme. Son auteur était J.M. Barrie, un écrivain anglais très populaire du début du XXe siècle, que ses biographes décrivent comme ayant été lui-même un des modèles de son personnage le plus célèbre, y compris dans son désir de ne pas grandir, et en même temps une personne excentrique et foncièrement asexuée.
En dépit de flagrantes différences, il existe un certain nombre de ressemblances entre J.M. Barrie et Michael Jackson. Des deux hommes, on peut dire qu’ils vivaient essentiellement pour leur art, qui leur servait de refuge contre la réalité. Les relations de Barrie avec les cinq jeunes garçons dans la compagnie desquels il a commencé à imaginer l’histoire qui l’a rendu célèbre, pour le moins inhabituelles et étranges, suscitaient presque autant de questions et de commentaires que celles, beaucoup moins innocentes, de Jackson avec ses jeunes protégés masculins, etc.
Dans un article publié dans The Independent peu après l’annonce de la disparition du chanteur, Lisa Chaney, auteur d’une remarquable biographie de J.M. Barrie, fait explicitement le parallèle : « Barrie et Jackson furent tous les deux conduits à créer leur propre monde au titre d’un mécanisme de survie psychologique, comme un instrument leur permettant de supporter la dure réalité de leurs premières expériences. L’un et l’autre eurent recours à l’aide d’enfants, plus particulièrement de petits garçons, pour retrouver leur enfance et libérer leur imagination ».
J.M. Barrie, ajoute-t-elle toutefois en des phrases littéralement extraites du très bel épilogue de son ouvrage, comprenait très bien les dangers d’une vie dominée par la fantaisie ; et il cherchait à nous avertir qu’un rêve habité trop longtemps constitue un substitut décevant et inadéquat à la réalité : un message que Michael Jackson ne semble pas avoir entendu, pour son malheur.
Une réflexion à ce sujet : la plupart des auteurs de livres pour enfants, plus précisément de livres écrits au moins en partie pour les enfants (livres dont Disney et Hollywood se sont férocement et systématiquement emparés), sont des écrivains anglais de la fin du XIXe et du début du XXe siècle : J. M. Barrie (Peter Pan), Lewis Carroll (Alice au pays des merveilles), J.R.R. Tolkien (Le seigneur des anneaux), Beatrix Potter et ses histoires animalières, A.A. Milne (Winnie l’ourson), C.S. Lewis (les aventures de Narnia), Enid Blyton, etc
Dans un article publié il y a de cela quelque années, la romancière A.S. Byatt expliquait ce phénomène par le poids des « Boarding Schools » dans le système éducatif de l’Angleterre victorienne puis edwardienne, lui-même en partie le produit du développement de l’empire colonial britannique : établis dans les territoires d’outre-mer comme administrateurs ou comme militaires, les représentants de la bonne société anglaise flanquaient leur progéniture dans d’austères internats, où les pauvres enfants passaient de longs mois sans les voir, privés du moindre contact avec eux, souvent dans des conditions matérielles très pénibles. Pour tenir le coup, ils inventaient des mondes imaginaires et se racontaient des histoires. Ceux qui avaient du talent finissaient par en écrire.
Je serais tenté d’aller légèrement plus loin que A.S. Byatt en donnant à son explication une portée un peu plus large. Plus que le manque de contacts, l’important ne serait-il pas le manque d’affection, et davantage que les conditions pénibles des « Public Schools », les conditions de vie en Angleterre en général ? Il ne faut pas avoir lu Dickens pour savoir que la famille traditionnelle anglaise, qu’elle soit bourgeoise ou populaire (voir les films de Ken Loach et de Mike Leigh) n’est pas un foyer de chaleur humaine ruisselant de sentiments et d’affection. Et les haut murs froids, les dortoirs glacés et la nourriture peu ragoûtante des pensionnats ne sont pas indispensables pour donner une incoercible envie de se réfugier dans la fantaisie et l’imagination : le décor de bien des villes anglaises et le ciel couvert et pluvieux qui les écrase y suffisent.
En Italie, en Espagne et dans le sud de la France, les enfants grandissaient dans des familles très présentes (pour le meilleur, mais aussi pour le pire), entourés d’une affection démonstrative, immergés dans un bain de sollicitude collective et pris en charge en permanence par un large réseau social. Si dure qu’ait souvent été leur existence, elle était dure d’une autre manière : rarement, ils expérimentaient la solitude, l’ennui, la froideur et la discipline. Leur vie se déroulait par ailleurs en grande partie en dehors de la maison, dans un monde ensoleillé remplis de saveurs, de couleurs et d’odeurs. S’étonnera-t-on qu’ils aient eu moins besoin de mondes imaginaires et que peu d’entre eux se soient employés à en inventer ? De fait, les pays méridionaux ont produit peu de littérature pour enfant.
Si l’explication est bien (au moins en partie) celle-là, il s’agirait en tous cas d’une preuve supplémentaire que le développement de l’imagination et la littérature sont le produit d’une certaine insatisfaction vis-à-vis de la vie réelle ; et qu’on écrit et lit des livres dans une large mesure parce la vie vous ennuie et vous déçoit, et à proportion que la manière dont va le monde vous frustre et vous contrarie.
Il suffit de regarder quelques images de « Thriller» ou de « Bad » : tous les protagonistes de ces clips sont d’excellents danseurs, certains même des virtuoses. Mais Jackson a ostensiblement quelque chose de plus : il est toujours plus rapide, ses gestes sont plus larges, plus enlevés et plus élégants, il saute plus haut, rebondit de façon plus élastique, se désarticule plus fort, sa marche liquide comme du mercure coulant à quelques centimètres au dessus du sol le ferait reconnaître même de dos au milieu d’un groupe de vingt ou trente personne en mouvement, il a l’air fait d’une autre matière que de la chair et des os, quelque chose d’à la fois caoutchouteux, léger, aérien et spirituel, un peu comme Fred Astaire, auquel il a souvent et très justement été comparé et qui n’a pas manqué d’exprimer son admiration pour ses prouesses.
Dans les dossiers spéciaux publiés par les journaux et magazines du monde entier à l’occasion du décès de la « dernière idole » du show business, largement répétitifs, copiés les uns sur les autres et d’un ton comiquement emphatique, l’extraordinaire danseur qu’était Michael Jackson est toutefois largement éclipsé par la trouble personnalité de l’homme, l’étrange personnage qu’il s’était au départ simplement fabriqué et qu’il a fini par réellement devenir : l’espèce d’ange ou d’extra-terrestre qu’il avait le sentiment d’être, apparemment, qu’il voulait en tous cas assurément convaincre qu’il était, ni blanc ni noir, ni homme ni femme, ni enfant ni adulte, une créature indéfinissable tout droit sortie d’un de ces contes de fée qu’il aimait tant, l’avatar moderne de cette figure de Peter Pan auquel, comme on sait, il s’était presque totalement identifié.
Avant d’être un dessin animé, faut-il le rappeler, Peter Pan était une pièce de théâtre - significativement, le rôle-titre était toujours interprété par une femme. Son auteur était J.M. Barrie, un écrivain anglais très populaire du début du XXe siècle, que ses biographes décrivent comme ayant été lui-même un des modèles de son personnage le plus célèbre, y compris dans son désir de ne pas grandir, et en même temps une personne excentrique et foncièrement asexuée.
En dépit de flagrantes différences, il existe un certain nombre de ressemblances entre J.M. Barrie et Michael Jackson. Des deux hommes, on peut dire qu’ils vivaient essentiellement pour leur art, qui leur servait de refuge contre la réalité. Les relations de Barrie avec les cinq jeunes garçons dans la compagnie desquels il a commencé à imaginer l’histoire qui l’a rendu célèbre, pour le moins inhabituelles et étranges, suscitaient presque autant de questions et de commentaires que celles, beaucoup moins innocentes, de Jackson avec ses jeunes protégés masculins, etc.
Dans un article publié dans The Independent peu après l’annonce de la disparition du chanteur, Lisa Chaney, auteur d’une remarquable biographie de J.M. Barrie, fait explicitement le parallèle : « Barrie et Jackson furent tous les deux conduits à créer leur propre monde au titre d’un mécanisme de survie psychologique, comme un instrument leur permettant de supporter la dure réalité de leurs premières expériences. L’un et l’autre eurent recours à l’aide d’enfants, plus particulièrement de petits garçons, pour retrouver leur enfance et libérer leur imagination ».
J.M. Barrie, ajoute-t-elle toutefois en des phrases littéralement extraites du très bel épilogue de son ouvrage, comprenait très bien les dangers d’une vie dominée par la fantaisie ; et il cherchait à nous avertir qu’un rêve habité trop longtemps constitue un substitut décevant et inadéquat à la réalité : un message que Michael Jackson ne semble pas avoir entendu, pour son malheur.
Une réflexion à ce sujet : la plupart des auteurs de livres pour enfants, plus précisément de livres écrits au moins en partie pour les enfants (livres dont Disney et Hollywood se sont férocement et systématiquement emparés), sont des écrivains anglais de la fin du XIXe et du début du XXe siècle : J. M. Barrie (Peter Pan), Lewis Carroll (Alice au pays des merveilles), J.R.R. Tolkien (Le seigneur des anneaux), Beatrix Potter et ses histoires animalières, A.A. Milne (Winnie l’ourson), C.S. Lewis (les aventures de Narnia), Enid Blyton, etc
Dans un article publié il y a de cela quelque années, la romancière A.S. Byatt expliquait ce phénomène par le poids des « Boarding Schools » dans le système éducatif de l’Angleterre victorienne puis edwardienne, lui-même en partie le produit du développement de l’empire colonial britannique : établis dans les territoires d’outre-mer comme administrateurs ou comme militaires, les représentants de la bonne société anglaise flanquaient leur progéniture dans d’austères internats, où les pauvres enfants passaient de longs mois sans les voir, privés du moindre contact avec eux, souvent dans des conditions matérielles très pénibles. Pour tenir le coup, ils inventaient des mondes imaginaires et se racontaient des histoires. Ceux qui avaient du talent finissaient par en écrire.
Je serais tenté d’aller légèrement plus loin que A.S. Byatt en donnant à son explication une portée un peu plus large. Plus que le manque de contacts, l’important ne serait-il pas le manque d’affection, et davantage que les conditions pénibles des « Public Schools », les conditions de vie en Angleterre en général ? Il ne faut pas avoir lu Dickens pour savoir que la famille traditionnelle anglaise, qu’elle soit bourgeoise ou populaire (voir les films de Ken Loach et de Mike Leigh) n’est pas un foyer de chaleur humaine ruisselant de sentiments et d’affection. Et les haut murs froids, les dortoirs glacés et la nourriture peu ragoûtante des pensionnats ne sont pas indispensables pour donner une incoercible envie de se réfugier dans la fantaisie et l’imagination : le décor de bien des villes anglaises et le ciel couvert et pluvieux qui les écrase y suffisent.
En Italie, en Espagne et dans le sud de la France, les enfants grandissaient dans des familles très présentes (pour le meilleur, mais aussi pour le pire), entourés d’une affection démonstrative, immergés dans un bain de sollicitude collective et pris en charge en permanence par un large réseau social. Si dure qu’ait souvent été leur existence, elle était dure d’une autre manière : rarement, ils expérimentaient la solitude, l’ennui, la froideur et la discipline. Leur vie se déroulait par ailleurs en grande partie en dehors de la maison, dans un monde ensoleillé remplis de saveurs, de couleurs et d’odeurs. S’étonnera-t-on qu’ils aient eu moins besoin de mondes imaginaires et que peu d’entre eux se soient employés à en inventer ? De fait, les pays méridionaux ont produit peu de littérature pour enfant.
Si l’explication est bien (au moins en partie) celle-là, il s’agirait en tous cas d’une preuve supplémentaire que le développement de l’imagination et la littérature sont le produit d’une certaine insatisfaction vis-à-vis de la vie réelle ; et qu’on écrit et lit des livres dans une large mesure parce la vie vous ennuie et vous déçoit, et à proportion que la manière dont va le monde vous frustre et vous contrarie.
On pourrait d’ailleurs généraliser cette remarque à toute forme d’expression artistique : le talent se développe souvent pour compenser les déficits de la vie et les déficiences du caractère, qu’il parvient parfois à masquer mais n’empêche pas toujours de se manifester. C’est plus particulièrement le cas dans un environnement aussi perturbant pour l’équilibre psychologique (à tout le moins chez certaines personnes), qu’est celui du show business, comme le triste exemple de Michael Jackson vient une fois encore de le montrer.