Un petit dessin, dit-on volontiers, vaut mieux qu’un long discours. Sur l’utilisation de l’image en science, à des fins pédagogiques, illustratives, explicatives ou même à des fins « heuristiques », pour employer le mot pompeux des philosophes (en langage ordinaire et non savant : pour faciliter le processus de découverte), il existe des bibliothèques entières. Dans le numéro d’avril 2009 de l’excellente revue italienne Sapere, on trouvera une nouvelle (modeste) contribution à cette abondante littérature, sous la forme d’un intéressant article d’Alessandro Pascolini, professeur de physique à l’Università di Padova.
Joliment intitulé Dalla descrizione all’evocazione, cet article s’inscrit dans la grande tradition de réflexion érudite essentiellement appuyée sur l’histoire et les auteurs classiques qui est encore terriblement vivante dans le pays de Dante (pour le meilleur, mais aussi parfois pour le pire). Pour expliquer le rôle des images dans la production et la communication de la science, Platon, Aristote, Cicéron, Dioscoride, Thomas d’Aquin, Galien, Leibniz, Kant, Wittgenstein et quelques autres sont donc ici dûment convoqués. Au milieu de ce feu d’artifice de noms et de citations, on trouvera toutefois aussi d’éclairantes réflexions sur les avantages et les risques de l’emploi des images en science, illustrées (c’est le mot) d’exemples tirés de travaux contemporains.
Le premier aspect évoqué est le recours aux images dans le processus scientifique lui-même. Des Denkexperimenten d’Albert Einstein aux petits schémas d’électrodynamique quantique de Richard Feynman (deux physiciens connus pour leur propension particulière et leur remarquable capacité à penser visuellement), en passant par les multiples utilisations de la microscopie, l’histoire des sciences est remplie d’exemples de progrès basés (au moins en partie) sur l’utilisation de représentations figuratives, qu’il s’agisse d’images réelles (dessins, photographies) ou d’images mentales.
Il est toutefois important, fait remarquer Pascolini, de bien garder à l’esprit le statut des images ainsi produites ou exploitées. Les travaux en physique des hautes énergies menés au Fermilab ou sur les grands accélérateurs du CERN, souligne-t-il plus spécialement, font appel à des représentations visuelles de milliers « d’événements » (des collisions entre particules). « Ma cosa si "vede" effettivamente ? Che relazione hanno queste immagini con il mondo reale ? […] Queste immagini sono, di fatto, realizzazioni visuali di modelli teorici non solo della realtà fenomenica ma anche dello stesso apparato di misura ? »
La même vigilance critique s’applique dans le cas du recours à des images en matière de vulgarisation scientifique ou d’enseignement de la science. Auxiliaires précieux de la pédagogie des sciences, les images peuvent aussi sérieusement fourvoyer ceux à l’attention de qui on les emploie dans de mauvaises directions. Dans le cas des images mentales, par exemple, je me souviens d’un exemple fameux figurant dans un des premiers ouvrages de philosophie de Jean-Paul Sartre, intitulé L’imaginaire, rédigé à l’époque où celui qui n’était pas encore le « pape de l’existentialisme » découvrait avec enthousiasme la phénoménologie de Husserl. Lorsque je lis la phrase « un peuple se révolte d’autant plus violemment qu’il a été fortement opprimé », écrivait-il, l’image qui me vient à l’esprit est celle d’un ressort comprimé par une grosse pierre. Mais cette image est parfaitement contradictoire avec l’idée exprimée, parce que, si lourde que soit la pierre, en bonne physique, disait-il en substance (remarque digne d’être notée sous la plume d’un homme qui ne s’intéressait notoirement pas du tout à cette discipline), jamais le ressort n’accumulera suffisamment d’énergie pour la projeter en l’air ou simplement la renverser.
On dira la même chose des images « réelles », qui sont potentiellement tout aussi dangereuses, du fait des nécessaires limites de la correspondance entre la représentation et ce qui est représenté, bien sûr, mais aussi de la charge émotionnelle qu’une image possède toujours, bien davantage encore que les mots : « In tutti questi contesti, prevale l’effeto evocativo ed emozionale delle immagini, con tutti i conseguenti rischi interpretativi : nel comunicare scienza, bisogna correre consapevolmente questi rischi, valutandoli in modo da poterli controllare, valorizzando la richessa e la freschessa insita nelle immagini ».
Je ne peux pas penser aux connotations émotionnelles des images sans que me revienne en mémoire une réaction étonnante d’un des responsables des questions de politique de recherche dans l’administration européenne à l’époque (pré-diluvienne) où je m’y occupais d’information. Pour illustrer la couverture d’une brochure de présentation des activités communautaires (comme on disait alors) de recherche, j’avais choisi une image d’une cellule photovoltaïque en perspective fuyante, d’un incontestable effet esthétique. Elle fut refusée de la manière la plus énergique avec l’argument suivant : « Cela ne va pas du tout. Vous ne voyez pas ces rubans métalliques insérés dans le silicium, qui semblent se rejoindre à l’infini ? On dirait tout à fait des rails de chemin de fer. Mais le chemin de fer, c’est le passé, et la recherche, c’est l’avenir ». Et on utilisa une autre photo.
Joliment intitulé Dalla descrizione all’evocazione, cet article s’inscrit dans la grande tradition de réflexion érudite essentiellement appuyée sur l’histoire et les auteurs classiques qui est encore terriblement vivante dans le pays de Dante (pour le meilleur, mais aussi parfois pour le pire). Pour expliquer le rôle des images dans la production et la communication de la science, Platon, Aristote, Cicéron, Dioscoride, Thomas d’Aquin, Galien, Leibniz, Kant, Wittgenstein et quelques autres sont donc ici dûment convoqués. Au milieu de ce feu d’artifice de noms et de citations, on trouvera toutefois aussi d’éclairantes réflexions sur les avantages et les risques de l’emploi des images en science, illustrées (c’est le mot) d’exemples tirés de travaux contemporains.
Le premier aspect évoqué est le recours aux images dans le processus scientifique lui-même. Des Denkexperimenten d’Albert Einstein aux petits schémas d’électrodynamique quantique de Richard Feynman (deux physiciens connus pour leur propension particulière et leur remarquable capacité à penser visuellement), en passant par les multiples utilisations de la microscopie, l’histoire des sciences est remplie d’exemples de progrès basés (au moins en partie) sur l’utilisation de représentations figuratives, qu’il s’agisse d’images réelles (dessins, photographies) ou d’images mentales.
Il est toutefois important, fait remarquer Pascolini, de bien garder à l’esprit le statut des images ainsi produites ou exploitées. Les travaux en physique des hautes énergies menés au Fermilab ou sur les grands accélérateurs du CERN, souligne-t-il plus spécialement, font appel à des représentations visuelles de milliers « d’événements » (des collisions entre particules). « Ma cosa si "vede" effettivamente ? Che relazione hanno queste immagini con il mondo reale ? […] Queste immagini sono, di fatto, realizzazioni visuali di modelli teorici non solo della realtà fenomenica ma anche dello stesso apparato di misura ? »
La même vigilance critique s’applique dans le cas du recours à des images en matière de vulgarisation scientifique ou d’enseignement de la science. Auxiliaires précieux de la pédagogie des sciences, les images peuvent aussi sérieusement fourvoyer ceux à l’attention de qui on les emploie dans de mauvaises directions. Dans le cas des images mentales, par exemple, je me souviens d’un exemple fameux figurant dans un des premiers ouvrages de philosophie de Jean-Paul Sartre, intitulé L’imaginaire, rédigé à l’époque où celui qui n’était pas encore le « pape de l’existentialisme » découvrait avec enthousiasme la phénoménologie de Husserl. Lorsque je lis la phrase « un peuple se révolte d’autant plus violemment qu’il a été fortement opprimé », écrivait-il, l’image qui me vient à l’esprit est celle d’un ressort comprimé par une grosse pierre. Mais cette image est parfaitement contradictoire avec l’idée exprimée, parce que, si lourde que soit la pierre, en bonne physique, disait-il en substance (remarque digne d’être notée sous la plume d’un homme qui ne s’intéressait notoirement pas du tout à cette discipline), jamais le ressort n’accumulera suffisamment d’énergie pour la projeter en l’air ou simplement la renverser.
On dira la même chose des images « réelles », qui sont potentiellement tout aussi dangereuses, du fait des nécessaires limites de la correspondance entre la représentation et ce qui est représenté, bien sûr, mais aussi de la charge émotionnelle qu’une image possède toujours, bien davantage encore que les mots : « In tutti questi contesti, prevale l’effeto evocativo ed emozionale delle immagini, con tutti i conseguenti rischi interpretativi : nel comunicare scienza, bisogna correre consapevolmente questi rischi, valutandoli in modo da poterli controllare, valorizzando la richessa e la freschessa insita nelle immagini ».
Je ne peux pas penser aux connotations émotionnelles des images sans que me revienne en mémoire une réaction étonnante d’un des responsables des questions de politique de recherche dans l’administration européenne à l’époque (pré-diluvienne) où je m’y occupais d’information. Pour illustrer la couverture d’une brochure de présentation des activités communautaires (comme on disait alors) de recherche, j’avais choisi une image d’une cellule photovoltaïque en perspective fuyante, d’un incontestable effet esthétique. Elle fut refusée de la manière la plus énergique avec l’argument suivant : « Cela ne va pas du tout. Vous ne voyez pas ces rubans métalliques insérés dans le silicium, qui semblent se rejoindre à l’infini ? On dirait tout à fait des rails de chemin de fer. Mais le chemin de fer, c’est le passé, et la recherche, c’est l’avenir ». Et on utilisa une autre photo.